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Catégorie : Entretiens

Entretien avec Raymond Briggs

Cet entretien avec Raymond Briggs mené par Paul Gravett a été initialement publié en février 2003 dans le no 250 du magazine The Comics Journal. L'entretien est également disponible en version anglaise sur le site web du Comics Journal.

Raymond Briggs, The Mother Goose Treasury (1966)

The Mother Goose Treasury (1966)

À l’approche de ses 70 ans, bien qu’il ait largement dépassé l’âge de la retraite, Raymond Briggs essaie encore d’arrêter d’écrire et d’illustrer des livres. Heureusement pour nous, il n’y parvient jamais vraiment. Je le trouve plongé dans son prochain ouvrage (toujours tenu secret à l’heure actuelle), affairé à découvrir les avantages et inconvénients de l’utilisation des techniques numériques pour produire des reflets dans les flaques d’eau. Il revenait du vernissage d’une exposition sur les enfants d’auteurs à la National Portrait Gallery et s’apprêtait à subir un autre entretien-fleuve pour un beau-livre sur sa carrière1, à paraître à Noël prochain.

Illustrateur professionnel depuis ses 23 ans, Briggs se fit d’abord connaître en illustrant des albums cartonnés en couleurs pour enfants, un domaine devenu rare et respecté, dans lequel les Anglais ont longtemps excellé. Ses 897 illustrations pour The Mother Goose Treasury lui valèrent sa première médaille Kate-Greenaway2 en 1966. Il obtint la seconde en 1973 pour Sacré Père Noël (Father Christmas). Ce furent à nouveau ses illustrations qui furent récompensées, et non son histoire, preuve que les jurés distinguaient radicalement les deux. En s’attelant à son père Noël grognon, il décida d’en faire une bande dessinée, un médium qu’il affectionnait depuis qu’il était petit, mais qui n’était toujours pas reconnue dans les hautes sphères littéraires anglaises. Parce que Raymond n’était pas imprégné des codes et des clichés de la bande dessinée, il développa une approche unique d’une grande puissance. En 30 ans de best-sellers internationaux, il a révéla le charme et la richesse de ce médium dans des contes aussi inventifs que Le Bonhomme de neige (The Snowman, 1978), Fungus le bogey (Fungus the Bogeyman, 1977), Lili et l’ours (The Bear, 1994), ou sa dernière, Ug (2001), tout en abordant des sujets plus sombres et personnels, allant de l’avertissement glaçant sur la menace nucléaire dans Quand souffle le vent (When the Wind Blows, 1982) à l’émouvante biographie de ses parents dans Ethel & Ernest (1998). L’œuvre de Briggs, si typiquement britannique, est un trésor national. Pour autant, elle sut captiver les lecteurs du monde entier.

Un jour, dans un questionnaire, Raymond répondit que son bien le plus cher était son foyer. En visitant son confortable cottage situé au cœur du Sussex, j’ai compris pourquoi. Il y a vécu et travaillé pendant des années, d’abord avec sa femme puis, après le décès de cette dernière, seul, sans enfants ni animaux, même si, en bon gentleman, il se montre très discret concernant sa bonne amie du village en contrebas. J’arrive un parfait jour d’été anglais (si ce n’est que la grande quantité de pollen aggrave son rhume des foins), à l’heure pour le café matinal, servi dans un de ces « fichus » mugs à l’effigie du Bonhomme de neige. Sa cuisine regorge de vaisselle, de maniques, de torchons à l’image de ce personnage, tandis que sa salle de bain est pleine à craquer de produits dérivés de Fungus et de Sacré Père Noël. Selon lui, puisqu’on les lui envoie, autant qu’il les utilise.

Il me fait visiter. À l’étage, dans son grand studio, il fouille parmi les étagères bondées de livres pour me montrer un album particulier de Guido Crepax, maestro de la bande dessinée érotique ; il est à la fois légèrement troublé et délicieusement choqué par ses personnages glauques et émaciés. Il me présente rapidement les originaux encadrés — aucun n’est de lui — qui recouvrent ses murs. Tandis que nous redescendons au rez-de-chaussée, il me rappelle que l’autrice Posy Simmonds, son amie et collègue aux éditions Jonathan Cape, a fait une chute terrible dans ses escaliers quelques années plus tôt et qu’il devrait vraiment faire installer une bonne rampe.

Dans le salon, je fouille dans sa collection de gros titres improbables tirés du journal local, comme cette impayable annonce : « Cinq paires de chaussures à gagner ! ». Nous nous dirigeons finalement vers son salon ouvert à l’arrière avec vue sur le jardin pour nous installer sur les canapés. Autour de nous, des vagues de livres inondent les étagères et engloutissent les meubles, parmi lesquels une sorte de « sanctuaire » composé d’un nombre alarmant de livres portant le titre « Quand souffle le vent » ou des permutations de ce titre. Plus tard, la discussion se poursuit autour d’une pinte et d’un déjeuner au pub, puis dans sa voiture jusqu’à ce qu’il me dépose à la gare.

Cet entretien a eu lieu le 8 mai 2002 et a ensuite été complété, édité et révisé par chacun d’entre nous.

Paul Gravett

PAUL GRAVETT : Vous me disiez que vous aviez écrit à Carl Giles3.

RAYMOND BRIGGS : Oui, je lui ai écrit lorsque je travaillais sur Quand souffle le vent, parce que je ne faisais que dessiner Hitler, Mussolini, Goering etc., et comme j’avais grandi avec ses illustrations, toutes mes versions en venaient à ressembler aux siennes. Alors je lui ai écrit pour lui demander : « Est-ce que ça vous dérangerait si j’utilisais vos caricatures ? » avec des remerciements en dessous. Mais le Daily Express [le journal qui publiait Giles] m’a répondu non, hors de question. Je ne pense pas que ça l’aurait dérangé. Je crois qu’il m’a écrit lui-même pour me répondre : « Vous pouvez sans doute faire les vôtres ? » Ce que j’ai fait en fin de compte, mais elles étaient lourdement influencées par lui.

Raymond Briggs, When the Wind Blows (1982)

Quand souffle le vent (When the Wind Blows, 1982)

GRAVETT : Il arrive très souvent que quelqu’un trouve la meilleure façon de caricaturer un politicien ou un personnage public, comme Steve Bell avec Margaret Thatcher, et ça devient la façon dont tout le monde le fait.

BRIGGS : C’est vrai. C’est ce que je ressens à propos de tous ces nouveaux livres pour enfants qui illustrent Le vent dans les saules (The Wind in the Willows, 1908) de Kenneth Grahame, maintenant qu’il est tombé dans le domaine public. Parce qu’une fois que quelqu’un comme Ernest Shepard a dessiné Taupe et Rat, on ne peut plus faire sa propre version. Ils sont si nettement caractérisés dans nos esprits que dès qu’on voit un Rat qui n’est pas celui de Shepard, on se dit « Ce n’est pas lui, il n’est pas comme ça. » C’est pourquoi Giles ressort dans mon travail, parce que j’ai eu le tout premier Giles Annual lorsque j’étais petit, ma tante Bertha me l’a donné en 1946. Trois shillings et six pence ; aujourd’hui, ça vaut 250 livres ! [Rires]

GRAVETT : En vérité, après la mort de Giles en 1995, une énorme quantité de Giles Annual ont émergé des greniers et le marché a un peu chuté.

BRIGGS : C’était un numéro charmant. Je me souviens toujours de cette couverture avec le cochon à l’arrière-plan, au milieu de tous les dégâts causés par les bombes, qui reniflait un casque allemand. Charmant ! Et tous ces généraux qui sortaient avec un drapeau blanc, et les quelques tommies4 qui regardaient. Génial. Il faisait de magnifiques paysages ruraux et urbains. J’avais 5 ans quand la Seconde Guerre mondiale a commencé, 10 quand elle a pris fin, donc l’œuvre de Giles est la principale chose que j’ai pu voir, du moins dans le domaine de la caricature politique.

GRAVETT : Vos parents étaient-ils donc des lecteurs du Daily Express5 ?

BRIGGS : Non, non, ils ne l’étaient pas ; ils avaient les journaux du Parti travailliste. Le Daily Mirror6, qui publiait tous les vieux strips anglais, c’était ce que moi j’aimais. Il y avait Garth, les premiers épisodes de Steve Dowling, avec son dessin brut. Et l’inspecteur Buck Ryan, et Belinda and the Bomb Alley Boys qui ressemblait beaucoup à Little Orphan Annie7 et qui en était de toute évidence largement inspiré. Useless Eustace, de Jack Greenall, en quatrième, était un pocket cartoon8. J’avais l’habitude de les découper et de les coller dans des cahiers : des douzaines et des douzaines, un par jour, plus de 300 en un an.

GRAVETT : C’était un peu un raté, n’est-ce pas ? Peut-être un lointain cousin de certains de vos personnages, comme Gentleman Jim ?

BRIGGS : Oui, de certains… Je n’y avais pas pensé, bien vu. Et Ruggles, c’était un genre d’employé de banque avec des lunettes et une moustache, un peu comme Bristow, l’employé de bureau tocard de Frank Dickens. Il y avait tout un bloc de strips regroupés en bas d’une page de l’ancien Mirror. Et Jane figurait sur une page à part. J’aimerais avoir gardé toutes ces choses, mais là je suis en train de faire un grand ménage, il faut voir la quantité de choses qu’on accumule… Surtout quand on est vieux. J’ai vécu dans cette maison pendant plus de 30 ans. C’est terrible de jeter des affaires. Je n’arrête pas de mettre des piles de trucs qui doivent être jetés derrière le canapé. Et puis on passe dans la pièce un mois plus tard, sans avoir rien jeté, on voit ces piles et : « Mon Dieu ! Je ne vais pas balancer ça, j’ai envie de les sortir de là ! » Ce serait amusant de revoir ces Useless Eustace.

GRAVETT : Une partie du problème, c’est qu’il y a eu très peu de recueils de ces séries.

BRIGGS : Oui, il n’y avait pas d’albums d’Eustace ou de Ruggles, enfin je ne crois pas. J’ai eu quelques recueils de ce strip sur un petit bébé en couche-culotte, Nipper. C’était dans le Daily Mail.

GRAVETT : Quelles bandes dessinées lisiez-vous plus jeune ?

BRIGGS : Il n’y avait pas tant de bandes dessinées quand j’étais enfant, parce que c’était la guerre. J’avais The Champion, un journal d’histoires pour garçons, j’avais récupéré l’abonnement de quelqu’un d’autre car on ne pouvait plus acheter les nouveaux numéros en kiosque : on ne pouvait les avoir que sur abonnement. Je lisais Leader of the Lost Commandos, Rockfist Rogan, RAF et tout ça. J’ai lu Chips9 un peu, et puis Rainbow : Roy Wilson est l’un de mes auteurs préférés.

GRAVETT : Et The Wizard10 ?

BRIGGS : Ah oui, c’était un des plus importants, avec Wilson et ses collants noirs. [Nous nous dirigeons vers un mur recouvert de dessins encadrés dans le salon.] J’ai écrit à certains de ces gens et j’ai obtenu des originaux. Là-haut j’ai un dessin du Pip, Squeak and Wilfred de A. B. Payne. Il me l’a envoyé. J’ai toujours la peluche de Wilfred, avec des oreilles en velours. Toute sale et informe, ses yeux se sont détachés et ont été remplacés par des boutons.

GRAVETT : C’était un strip animalier vraiment populaire dans le Mirror. Donc vous leur écriviez déjà en 1947 ? Vous aviez envie de contacter d’autres dessinateurs ?

BRIGGS : Oui, j’ai écrit à tous ces gens. J’avais 13 ans. [Sidney] Moon (il était dans le Sunday Dispatch) m’a fait une dédicace, « pour Maître R. Briggs ». J’ai obtenu un Joe Lee, que j’ai perdu – il était publié par le Sunday Evening News. J’ai eu un original de Fougasse, alias Kenneth Bird, qui était l’éditeur du magazine Punch à l’époque, et un Arthur Ferrier, avec ses filles sexy aux longues jambes en bas nylons, qui a disparu. Celui-ci est un Steve Bell, une couverture de 1993 pour Private Eye. Là, c’est une carte d’anniversaire qu’il a faite pour moi, la Grande Faucheuse en chemise hawaïenne. J’ai fêté mon 50e anniversaire sur le thème des funérailles, donc tout le monde devait venir comme s’il s’agissait vraiment de funérailles. Et voilà la meilleure affaire que j’ai pu faire : un dessin de Charles Keene pour un shilling et six pence ! Il était simplement posé à l’extérieur d’une boutique dans une boîte en carton et vendu pour le cadre. Je me suis dit « Allez, c’est un joli dessin, je l’achète », et puis j’ai vu « C. K. » et j’ai compris que ça devait être lui.

J’ai toujours voulu faire des bandes dessinées pour Punch, mais je n’ai jamais rien envoyé. Quentin Blake envoyait son travail à Punch quand il avait 15 ans et se faisait publier. Et Gerard Hoffnung l’a fait encore plus jeune, quand il était à l’école, avec Liliput. J’ai des tas de Liliput à l’étage, des rangées et des rangées.

GRAVETT : Ça n’était pas un magazine un peu coquin ?

BRIGGS : Oh si, et pas qu’à moitié. Beaucoup de femmes nues.

GRAVETT : Alors, vous vous êtes essayé au dessin d’humour ?

BRIGGS : Oui, je me souviens du premier que j’ai fait : un nageur dans la Manche et un type derrière, dans un bateau, tenant un parapluie au-dessus de la tête du nageur. Ce qui était censé être drôle… J’essayais de créer des situations absurdes juste par le dessin, sans mots.

Raymond Briggs, Ethel & Ernest (1998)

Ethel & Ernest (1998)

J’avais l’habitude de traîner aux environs de l’appartement d’Arthur Ferrier à Kensington, à attendre qu’il me fasse un autographe — quelle chose extraordinaire à faire ! Il dessinait dans un magazine imprimé en rouge et noir appelé Everybody’s, terriblement démodé maintenant. Il était un peu comme le Peter Arno du New Yorker : un homme mondain, sophistiqué, dans un monde de boîtes de nuit plutôt coquines, de restaurants chics et de filles sexy.

Un jour, il y a des années, je me suis assis à côté d’Osbert Lancaster dans un bar. Il était superbe, avec cette moustache et cette cravate, les cheveux presque permanentés, son costume Savile Row et sa canne : un véritable gentleman anglais, incroyable. Je ne me suis pas présenté, je me suis juste retrouvé assis dans un bar, lui et moi côte à côte, alors qu’il était en train de discuter avec quelqu’un.

Études d’art

GRAVETT : Osbert Lancaster est connu pour être, avec sa Maudie Littlehampton, l’inventeur anglais du pocket cartoon en une colonne. C’est intéressant d’imaginer quelles autres directions votre travail aurait pu prendre, mais il se trouve que vous avez fini dans la littérature jeunesse. Quelle a été l’étape suivante ?

BRIGGS : L’école d’art. J’ai arrêté l’école à 15 ans, pour entrer à l’école d’art de Wimbledon. Je voulais apprendre à dessiner pour devenir illustrateur ; quand j’ai dit ça au directeur à l’entretien d’entrée, il s’est presque énervé, il m’a dit « Bon sang, mon garçon ! C’est donc tout ce que tu veux faire de ta vie ? » Ce qu’il fallait faire, c’était devenir artiste-peintre. Je me rappelle encore comment, à l’école d’art, on nous avait gavé de toute cette culture ; on nous disait de ne pas trop nous impliquer dans la vulgarité grossière de la vie de tous les jours, celle des magazines et de la publicité, alors que nous devions étudier la Renaissance italienne. Je me souviens que je regardais le Daily Mirror en pensant : « Allez, un petit coup d’œil ne peut pas faire de mal ! ». Comme si je touchais de la poix, ou quelque chose comme ça !

Raymond Briggs, Ethel & Ernest (1998)

Ethel & Ernest (1998)

L’école d’art de Wimbledon était alors très surannée et traditionnelle. Je ne m’en rendais pas compte à l’époque, car je ne savais rien des autres écoles d’art, mais j’ai découvert plus tard que c’était un sujet de plaisanterie : elle était restée totalement hermétique à l’art moderne. Elle dispensait une très bonne formation en vérité, parfaite pour un illustrateur. Le peintre Stanley Spencer y avait envoyé sa fille, Unity. Elle avait deux ou trois ans de plus que moi. Tout ça pour dire que l’école avait très bonne réputation et qu’à l’époque, Spencer avait eu une influence certaine sur l’enseignement : tout le monde peignait de la tôle ondulée, des pavés, etc.

Ce n’est que lorsque je suis entré à la Slade School of Fine Art que je me suis rendu compte que Wimbledon avait cette réputation. Je montrais mon travail à des amis dans le couloir de l’école juste après mon arrivée. J’avais apporté quelques images et ces nouveaux amis étaient tous en train de les regarder quand ce type, Schmidt (un camarade de classe devenu plus tard un grand intellectuel), est passé par là et a jeté un œil à mes dessins. Il ne m’avait jamais vu avant. Il m’a demandé « Ce sont les tiens ? » ; j’ai répondu « Oui ». Il a dit « Wimbledon ? » et c’est tout ! Juste comme ça ! Mon Dieu ! Quand on est à l’école, on ne sait pas prendre du recul. On croit que tous ces peintres qui en sortent sont fondamentalement différents. Mais pour quelqu’un d’extérieur, ils portaient tous l’étiquette « Wimbledon ».

On a fait une exposition partagée entre la Slade et le Royal College of Art : on pouvait se poster à l’entrée de l’exposition et dire « Slade », « Royal College », « Slade », comme si chaque pièce exposée était étiquetée. Les Royal College étaient sinistres : beaucoup de gris, d’aplats de noirs et d’ocres, d’abstractions. Les tableaux de la Slade étaient beaucoup plus colorés et joyeux, complètement différents. Plus tard, quand j’ai enseigné à Brighton, je suis allé voir le principal, Robin Plummer, dans son énorme bureau. Il y avait ces peintures sur le mur qui clamaient « Royal College, années 1950 ! » Elles se ressemblaient toutes. Ils pensaient tous qu’elles étaient différentes quand ils étaient là-bas. On y croyait, nous aussi.

GRAVETT : Plutôt que de valoriser l’individualité.

BRIGGS : Exactement. À la Slade, c’est un style par petites touches à la Cézanne qui prédominait, tap-tap-tap. D’autres faisaient des tableaux abstraits avec de grands aplats ou s’inspiraient de Van Gogh, des choses complètement différentes ; et pourtant, comme je le disais, quand nous avons fait cette exposition commune, on pouvait deviner quelles étaient les œuvres de la Slade.

Il y avait quelques professeurs excentriques là-bas. Il y avait un type timbré qui passait ses journées à fixer l’extérieur par la fenêtre, immobile, du haut des escaliers du sous-sol, en buvant des tasses de thé. Il ne parlait quasiment jamais à personne, mais un jour il est entré dans l’atelier de modèle vivant et s’est assis à côté de moi. Il a pris ma gomme, l’a regardée et a dit : « Oh, c’est bien, n’est-ce pas ? Où as-tu trouvé ça ? » On a passé les cinq minutes suivantes à parler de cette foutue gomme, puis il s’est levé et il est reparti. Très bizarre.

GRAVETT : Que pensaient vos parents de vos études à la Slade ?

BRIGGS : Ma mère était totalement horrifiée. Ils considéraient les artistes comme des gens dangereux et incapables de gagner leur vie. Heureusement, à l’époque, on pouvait obtenir des bourses pour entrer aux beaux-arts et je me suis débrouillé pour en avoir une.

GRAVETT : Mais vous n’avez pas commencé avant d’avoir terminé votre service militaire.

BRIGGS : Non, j’ai fait l’armée pendant deux ans et j’ai continué le dessin : j’étais un sacré bourreau de travail. Je me souviens de mon retour à la chaleur et au confort de notre petite cuisine, après ce séjour infernal à l’armée. Voir ma mère, mon père et ma copine. De la moquette au sol ! Des rideaux ! Des femmes dans de beaux vêtements. Une nappe sur la table. Des tasses et des soucoupes en porcelaine. Un lit confortable. De la nourriture comestible. Et personne pour me crier dessus.

GRAVETT : Vous avez toujours aimé dessiner, petit ?

BRIGGS : Un peu, je ne peux pas dire que j’étais passionné, mais l’anglais et les arts plastiques étaient mes deux matières préférées à l’école. Je me suis ensuite essayé au dessin d’humour, mais j’en ai été détourné à cause de cette histoire de peinture.

GRAVETT : Quand vous y repensez aujourd’hui, vous regrettez d’avoir fait les beaux-arts ?

BRIGGS : Un professeur plus perspicace aurait remarqué bien plus tôt que j’étais un illustrateur-né. Si je m’étais enseigné à moi-même, dans ma sagesse de professeur, j’aurais dit : « Ce garçon ne devrait pas peindre du tout : il n’est pas doué pour la couleur, pas doué pour la peinture à l’huile. Ce qu’il sait faire, c’est dessiner avec son imagination, sans modèle, sans regarder quoi que ce soit, et créer une scène ; il a un trait plutôt assuré et expressif, et il ne cesse d’écrire tout autour des images : c’est un auteur-illustrateur par nature. Et il aurait pu être orienté dans cette direction un peu plus tôt, au lieu de perdre tant de temps (en tout, six ans en école d’art) à se mettre le doigt dans l’œil. »

GRAVETT : Je suppose que c’était un bon entraînement ?

BRIGGS : À Wimbledon, tout tournait autour de la Renaissance italienne : deux jours par semaine de composition de personnages, deux jours par semaine de modèle vivant, un jour de nature morte et des compositions de personnages à faire à la maison, des illustrations en fait. C’était le programme du cours de peinture. Un jour, mon tuteur à la Slade, le professeur William Townsend, m'a dit : « Vous avez cette extraordinaire capacité à peindre des scènes réalistes à partir de votre imagination, sans aucun modèle. » Or, c'est l'essence même de l'illustration : pour pouvoir dessiner de mémoire, il faut être un mini-acteur. Si votre personnage doit marcher allègrement, le nez en l'air, vous devez imaginer ce qu'il ressent. J'avais cette capacité et j'ai compris à ce moment-là que l'illustration était ce que je devais faire.

C'est ce qu'il y a d'amusant quand on fait de l'illustration. Il faut être à deux endroits à la fois. Psychologiquement, c'est assez étrange. Il faut incarner les personnages. Si vous avez un personnage qui s’enfuit en courant, effrayé, vous devez l'imaginer, vous devez le jouer en quelque sorte dans votre esprit. Mais en même temps, une autre partie de votre esprit doit se placer selon le point de vue que vous avez décidé d'adopter et se dire : « Oh oui, on voit le haut de ses épaules, ce sera en perspective, on ne verra pas l’arrière de son corps, sa cuisse s'avancera comme ci, le tibia descendra comme ça, on voit l'avant du pied, le sommet de sa tête, ses cheveux voleront dans le courant d’air derrière sa tête ». Donc, en tant qu'illustrateur, vous êtes à ces deux endroits à la fois, ce qui est d'une certaine façon une performance psychologique assez étrange. Certaines personnes ne font pas ça. Ils copient une photographie ou un modèle ou autre, mais je pense qu’un illustrateur digne de ce nom dessine depuis l'intérieur du personnage. E. H. Shepard, Quentin Blake et tous les grands illustrateurs voient les personnages de l'intérieur, ils ne se contentent pas de les regarder de l'extérieur. Bien sûr, il faut aussi prendre un point de vue extérieur, pour s'assurer que la perspective est correcte, etc.

Illustrateur indépendant

GRAVETT : Donc vous n’avez jamais envisagé de devenir peintre ?

BRIGGS : Non, on ne pouvait pas gagner sa vie à moins d’être quelqu’un comme David Hockney. Seule une poignée de gens vivent de leur peinture. Je savais que j’allais devoir faire de l’art commercial, c’est-à-dire pour les journaux, les magazines et tout ce que je pourrais trouver. J'avais l'habitude de téléphoner et de demander des rendez-vous pour montrer mon portfolio. Je ne sais pas si on peut encore faire ça aujourd’hui. Dans le monde du livre, les éditeurs ne prennent plus de manuscrits non sollicités ; il faut passer par un agent, quand on peut en trouver un. Ça rend l’objectif encore plus inatteignable !

GRAVETT : Vous viviez encore chez vos parents après les beaux-arts ?

BRIGGS : Oui, j’ai vécu chez eux pendant un an de plus, parce que je ne pouvais rien m’offrir d’autre. Puis, à 25 ans, j’ai enfin déménagé de Wimbledon Park à… Wimbledon ! C’était formidable d’avoir ma propre chambre, loin de ma mère et de tout le reste. Ils ne voulaient pas me voir partir, bien sûr. Moi, je mourais d'envie de m’en aller pour avoir mon intimité ; quand on vit chez ses parents, on ne peut pas avoir de petites amies et tout ça. Quand on a sa propre chambre, on peut faire plus ou moins ce qu'on veut, du moins si on parvient à leur faire franchir l’obstacle de la propriétaire ! Je devais gagner suffisamment d'argent à l'époque. La chambre ne coûtait que 30 shillings par semaine [environ 33 livres sterling en 2022]. En fait, je lui avais proposé plus, et elle m'avait dit « Deux livres alors ». Pour une belle et grande chambre au sommet de cette maison de Wimbledon Common, c’était sacrément merveilleux. À littéralement 50 mètres du Common. Un coin très chic.

GRAVETT : Comment se passait votre activité d’indépendant ? Vous aviez des contrats réguliers ?

BRIGGS : Non, c’était assez irrégulier, je prenais ce qui venait. Ma première commande était pour le magazine House and Garden : « À quelle profondeur planter vos bulbes », un diagramme de cinq lignes horizontales avec jacinthes, jonquilles, et autres. J’ai gagné huit guinées pour ça, ce que j’ai trouvé fabuleux puisque ça ne m’avait pris qu’une demi-heure. J’ai fait un peu de publicité (des catalogues de bricolage, des paquets de préparation pour gâteaux). Je n’aimais pas la publicité, je détestais les gens de ce milieu, je détestais la nature du travail, mais c’était terriblement bien payé. Les sujets qu’on vous donne à traiter sont tout simplement horribles ; c’est le contraire de raconter une histoire. On vous demande une femme qui lave la vaisselle dans un évier, mais elle ne doit être ni trop vieille, ni trop jeune, ni trop bourgeoise, ni trop prolétaire. C’est impossible. On vous demande de représenter monsieur ou madame Tout-le-monde, des personnages qui n’existent pas, et cela leur enlève tout caractère. Ce qui est amusant lorsqu’on illustre un livre, c’est justement d’avoir cette vieille dame devant son évier, ou bien cette fille glamour ; mais non, on vous demande de lisser le tout et ça ruine tout l’intérêt de la chose. Mais j’ai fait de l’illustration pour des magazines, pour Radio Times entre autres.

GRAVETT : L’illustration éditoriale pouvait être un domaine très lucratif avant d’être remplacée par la photographie, n’est-ce pas ?

BRIGGS : Oui. Hier soir, en parcourant cet article du Sunday Times Magazine sur Tom Waits, je disais à Liz, ma compagne : « Tu te rends compte, dans tout le magazine, sur une centaine de pages, je n’ai trouvé que deux illustrations ». Dans les années 1950, la moindre petite annonce était accompagnée d’un dessin : du travail à n’en plus finir. Maintenant, on ne trouve presque plus rien de ce genre.

GRAVETT : Je crois que c’est parce qu’il est beaucoup plus simple pour les éditeurs et les graphistes de travailler avec des photographies. Et puis peut-être n’ont-il pas acquis de culture de l’illustration en grandissant ou n’y ont simplement jamais pris goût.

BRIGGS : Oui, et ils ont aussi les banques d’images maintenant, ils peuvent trouver ce qu’ils veulent sur internet. Tout est déjà prêt à être reproduit. C’est aussi moins cher : si vous confiez le job à un illustrateur, il risque de tomber malade ou de proposer quelque chose qui ne convient pas. Alors qu’il est possible d’obtenir une image prête à l’emploi en économisant du temps et de l’argent. Les illustrations ont aussi presque totalement disparu des jaquettes de livre. Il n’y a presque plus de couvertures illustrées, de nos jours : si vous jetez un coup d’œil à ce lot là-bas, vous aurez du mal à trouver une couverture illustrée. Ils n’utilisent plus que des photos.

GRAVETT : L'illustration commence à disparaître de la vie quotidienne. Je crains que les gens ne perdent toute appréciation du dessin, des lignes sur le papier. Le dessin est un processus très étrange, individuel et excentrique, ce n'est pas l’insensibilité facile et anonyme qu’on retrouve dans tant de photographies.

BRIGGS : Janet Woolley avait l'habitude de peindre ces têtes énormes sur des corps minuscules dans ses portraits pour Radio Times. J'ai cru un temps qu'un photographe la copiait ; en fait, maintenant, au lieu de peindre ces portraits avec des têtes énormes, elle se base manifestement sur une photographie qu’elle accole à un petit corps peint. Ses portraits sont donc à 90 % photographiques et ça leur a fait perdre en grande partie l'émotion qu'ils véhiculaient.

Lorsque j'ai quitté mon poste de professeur à Brighton en 1987, les ordinateurs n'avaient pas encore vraiment fait leur apparition. Mais aujourd’hui, on me raconte que lorsqu’on se rend au Brighton Degree Show (que j'ai manqué cette année) il est difficile savoir dans quel département on se trouve. Autrefois, il y avait les beaux-arts, l'illustration, le graphisme, le textile, la poterie, la sculpture, etc. Maintenant, tous les « peintres » réalisent des films, les sculpteurs font des installations ou travaillent sur des jeux de lumière, les illustrateurs travaillent sur ordinateur et réalisent des « semi-films ». On ne sait vraiment plus où l'on est.

Livres pour enfants

GRAVETT : Pour certaines personnes, vos livres sont peut-être une des rares sources d’illustrations auxquelles elles ont accès.

BRIGGS : Oui. Les livres pour enfants sont le principal débouché pour les illustrateurs britanniques à l'heure actuelle. Après avoir tenté l'illustration pour les magazines, les journaux et les publicités, je me suis intéressé à l'illustration de livres, mais j'ai découvert que ça voulait dire des livres pour enfants. Je me suis dit « Beurk ! » Mais j’ai vite compris que les livres pour enfants étaient merveilleux à illustrer car, même si c'était le secteur le moins bien payé, au moins le sujet était inspirant. Je me suis rendu compte que le livre d’images était vraiment le meilleur support de travail pour un illustrateur, parce qu'il y a de la couleur. Alors j’ai essayé d’en faire de plus en plus.

GRAVETT : Vous avez remporté la prestigieuse médaille Kate-Greenaway en 1966 pour les quelque 900 illustrations de votre quatrième livre pour enfants, The Mother Goose Treasury. Vous illustriez les textes d'autres personnes à l’époque ?

BRIGGS : C'est exact. Puis j'ai compris que la meilleure chose à faire était d'écrire ses propres textes, parce qu’autrement, il faut partager les droits avec un auteur. Quand vous faites tout vous-même, si vous le pouvez, vous êtes payé deux fois plus et c'est plus satisfaisant. Et puis certains textes qu’on m’a demandé d’illustrer étaient tellement épouvantables que je me suis dit que je pouvais faire mieux tout seul.

GRAVETT : Avez-vous grandi avec les classiques de la littérature enfantine britannique ? Avez-vous toujours été un grand admirateur des illustrations de livres pour enfants ? Connaissiez-vous la tradition dans laquelle vous alliez vous inscrire ?

BRIGGS : Non, pas du tout. J'ai essayé de m’en tenir à distance lorsque je m’y suis mis aussi, parce que je me disais que je ne voulais pas être influencé par les autres. Je n'ai pas lu Le vent dans les saules avant d'avoir environ 40 ans, de même pour Alice au pays des merveilles. J'ai tenté d’éviter de les lire ou même de les regarder, ce qui est un peu stupide. J'ai commencé par écrire beaucoup de petits livres, avant de réaliser ma première bande dessinée en 1973 : Sacré père Noël.

GRAVETT : Les éditeurs se sont-ils montrés réticents à l'idée de publier une bande dessinée ?

BRIGGS : Non, mais j'avais besoin de beaucoup plus d'images. Les albums ne font que 32 pages en général, occasionnellement 40, avec seulement deux ou trois images par page. Je savais que j'avais besoin de plus d'images pour raconter cette histoire, alors je l'ai transformée en bande dessinée, simplement pour des raisons d'espace.

Raymond Briggs, Father Christmas (1973)

Sacré père Noël (Father Christmas, 1973)

Sacré père Noël

GRAVETT : Votre père Noël n’a rien à voir avec le personnage jovial qu’on connaît tous.

BRIGGS : Je me suis juste dit : « Sois logique : c'est un vieil homme, on le sait ; il est gros et il fait ce travail depuis une éternité, donc il en a ras-le-bol ». De toute façon, c'est un travail abominable. Dehors dans le froid glacial, seul, à monter et descendre des cheminées crasseuses. On ne peut pas imaginer pire travail, vraiment, que de devoir voler dans l'air froid, partout dans le monde. Et on ne le remercie jamais ; on lui offre juste des tartelettes aux fruits ! C'est merveilleux que les enfants fassent encore ça. Les petits-enfants de Liz sont tellement excités par la visite du père Noël. Ils sortent quelques carottes pour le renne, une demi-bouteille de bière pour lui, et ils se réveillent en criant : « Regardez, il est venu ! Ils ont mangé les carottes ! » Ils sont fous de joie, c’est absolument merveilleux.

GRAVETT : Vous avez déjà fait ce genre de choses ?

BRIGGS : Non, je ne crois pas qu’on préparait quoi que ce soit pour lui.

GRAVETT : Mais on y a tous cru pendant un temps, et ensuite on a fait semblant d’y croire encore.

BRIGGS : Oh, oui. Connie en est arrivée à ce stade. Elle a 8 ans et continue de jouer la comédie pour les deux autres, qui sont plus jeunes. Je me souviens que ma mère me disait : « Quand tu auras fini ton dîner, montre ton assiette dans la cheminée », pour prouver au père Noël que j'avais été un bon garçon et que j'avais mangé tout mon repas. Ce qui est plutôt extraordinaire, quand on y pense. Je me souviens m’être dit : « Il ne doit pas déjà être là, si ?

GRAVETT : J'ai cru comprendre que, pendant que vous travailliez sur Sacré père Noël, votre femme Jean était gravement malade.

BRIGGS : Oui, Jean était à l'hôpital pendant que je travaillais sur le livre. J'apportais des choses là-bas pour les lui montrer. La veille de Noël 1972, Jean était tombée malade : un énorme gonflement s'était formé sur tout un côté de son corps pendant la nuit. Nous étions morts de peur. Il n’y avait eu aucun signe avant-coureur, sinon que ses cheveux étaient ternes. Elle est morte d'une leucémie, peut-être provoquée par tous les traitements contre la schizophrénie qu'elle prenait.

GRAVETT : Vous aviez rencontré votre femme à l'école des beaux-arts ?

BRIGGS : Oui, Jean aussi était une artiste. Elle était schizophrène. Je savais qu’elle était malade quand nous nous sommes mariés, mais on était amoureux et l’on ne peut pas ne pas aimer quelqu'un parce qu'il est schizophrène. Ma mère faisait preuve de jalousie à son égard et craignait qu'elle ne s'occupe pas bien de moi. Mais, avec sa schizophrénie, comment Jean aurait-elle pu faire ? Elle était de toute façon dans un autre monde. C'était déjà assez difficile pour elle de faire des allers-retours à l'asile pendant tout ce temps. Elle n'a jamais rien pu faire de ce que ma mère aurait voulu, comme coudre les rideaux.

Je me souviens que, lorsque nous avons emménagé ici, Jean a parlé aux voisins, des agriculteurs, très conventionnels. Mme Thomas lui a demandé : « Et quel jour cuisinez-vous, alors ? » Jean a seulement répondu : « Quoi ? » Jean était peintre. Elle exposait dans diverses galeries, mais elle ne travaillait pas. Son mental n’était pas toujours au beau fixe. On ne savait jamais à quoi s’attendre. Elle pouvait se montrer agoraphobe, claustrophobe, paranoïaque. Mais la schizophrénie peut avoir des côtés positifs. Elle était aussi très émotive, très inspirée et inspirante.

GRAVETT : Vous n’avez jamais eu d’enfants ?

BRIGGS : Non, ce n’est pas très bon pour les schizophrènes d’avoir des enfants, même si on espère toujours que ça va s’améliorer ou disparaître. Ça ne me dérangeait pas de ne pas en avoir. Elle est tombée enceinte par accident ; on s’est sérieusement intéressés aux landaus et puis elle a fait une fausse couche.

GRAVETT : Je sais que vous associez Noël à un autre événement triste.

BRIGGS : Oui, ma mère est morte à Noël en 1971, probablement d'un cancer. On ne dit jamais aux gens de la classe ouvrière ce qui ne va pas chez eux. On nous dit simplement « Nous allons faire des examens ». Quelques années plus tôt, elle avait eu des problèmes de reins. L'hôpital nous a téléphoné pour nous dire qu'elle luttait pour sa vie. Le temps qu'on arrive là-bas, elle était morte ; ils l'avaient abandonnée sur un brancard dans une chambre rudimentaire, à côté d'un paquet de produits d’entretien. Il m'a fallu beaucoup de temps pour dessiner cette séquence dans Ethel & Ernest. Mon père est mort neuf mois plus tard d'un cancer de l'estomac. De toute évidence, il ne voulait pas continuer sans elle. Il n'avait pas la volonté de vivre, de préparer le thé [c'est-à-dire le dîner] pour lui tout seul. Jusqu'à la fin, il mettait encore la table pour deux.

Raymond Briggs, Ethel & Ernest (1998)

Ethel & Ernest (1998)

GRAVETT : Et malgré tous ces événements tragiques, Noël a été un élément important de vos histoires ?

BRIGGS : Eh bien, dans Sacré père Noël, Noël n’est pas si merveilleux que ça, hein ? Le livre met l'accent sur l’aspect ordinaire de la chose. C'est ce qui m'a intéressé. Il ne romance pas Noël. Mon père Noël fait référence à mon père. Noël était sa journée la plus intense de l'année, car il devait terminer sa tournée de lait à temps pour le déjeuner en famille. À son retour, la maison était remplie d'oncles, de tantes et de cousins, tandis que ma mère préparait la dinde dans sa petite cuisine. Il rentrait vers 13 h, 13 h 30, les mains aussi noires que celles d'un mineur et il se lavait à l'évier de la cuisine au milieu de toute la nourriture. La salle de bain était trop propre pour être salie. Après le déjeuner, on jouait aux cartes et à des jeux de société. Je me souviens d'un jeu de course de chevaux qui se jouait sur une bande de tissu qu’on attachait à la table de la salle à manger. En tournant une manivelle, on faisait vibrer le tissu et les chevaux miniatures s’élançaient dans un galop hésitant. C'était absolument merveilleux, ça fonctionnait sans électricité, simplement grâce à la vibration du tissu. L'un de ces jeux a été vendu aux enchères à Lewes récemment et j'ai essayé de l'acheter, mais il est parti à plus de 50 livres et je n'étais pas prêt à payer une telle somme.

GRAVETT : Comment êtes-vous passé de l’album illustré à la bande dessinée ?

BRIGGS : Je crois que j’ai d’abord choisi l’échelle à laquelle je voulais travailler. Je suis parti sur quatre bandes par page, puis j’ai réfléchi à ce que j’allais montrer sur chaque page. Chaque page est un petit chapitre, en fait. Il faut tourner la page et faire en sorte qu'il se passe quelque chose de nouveau ; on ne peut pas réaliser des scènes qui se prolongent d'une page à l'autre. Je connaissais déjà Tintin, par exemple, mais c’est surtout par la suite que je me suis vraiment intéressé aux bandes dessinées. Sacré père Noël a très bien marché, il a été publié en 16 langues, peut-être plus, et a remporté un autre prix Kate-Greenaway. J'ai fait une suite en 1975, intitulée Les vacances du sacré père Noël (Father Christmas Goes on Holiday).

Bogeyman, Snowman, Gentleman

GRAVETT : Dans la récente série télévisée de la BBC, Reading the Decades [2002], ils ont choisi de citer Fungus le bogey (Fungus the Bogeyman, 1977) comme l'un des best-sellers britanniques les plus marquants des années 1970.

BRIGGS : Ils ont choisi ce livre parce qu'il était soi-disant sensationnel et nouveau à l'époque — un humour horrible. Il n'aurait pas pu être publié plus tôt ; c'est ce qu'ils voulaient souligner.

Raymond Briggs, Fungus le bogey (Fungus the Bogeyman, 1977)

Fungus le bogey (Fungus the Bogeyman, 1977)

GRAVETT : Il y a une forte tradition du grotesque dans les bandes dessinées britanniques pour enfants, comme dans Jonah ou The Nervs de Ken Reid.

BRIGGS : Oh oui, mais là c’était dans un livre pour enfants, donc c'était un peu différent.

GRAVETT : Il y a aussi la noirceur de Roald Dahl, mais Fungus a apporté plus de morve et de vomi. Et l'humour potache…

BRIGGS : Non. J'écrivais aux personnes qui font le film Fungus the Bogeyman hier soir. Il n'y a pas d'humour potache ou scatologique dans le livre. Le scénario de leur adaptation commence par un bruit de pet, ce qui selon moi n'est pas une bonne idée, même si ce n'est que le son du réveil. Ça donne le mauvais ton. Ils travaillent à cette adaptation cinématographique depuis sept ans et ils pensent que c’est enfin en train d’aboutir.

GRAVETT : Vous aviez parlé de Bob Hoskins pour le rôle principal.

BRIGGS : Il a toujours voulu le faire, il aurait été merveilleux. Il a dit : « C'est moi, c'est l'histoire de ma vie, ce livre. » Fungus devait être une comédie musicale mise en scène par Richard Eyre puis un film musical de la 20th Century Fox. Mais ces projets n'ont pas abouti. Ensuite, quelqu’un d’autre a voulu monter une comédie musicale sur scène dans l’optique de réaliser un film par la suite. Et un jeune compositeur que j'ai rencontré voulait écrire un opéra sur le livre. Il devait être adapté en 13 épisodes d’une demi-heure pour la télévision, mais aux dernières nouvelles, il s'agirait maintenant d'un projet en trois parties, trois fois une heure je crois, pour BBC4.

GRAVETT : Je pense qu’en film ça aurait brillamment fonctionné.

BRIGGS : Oui, s’il avait été réalisé comme Shrek. Un ami américain m'a dit qu'il pensait que Shrek avait été influencé par Fungus. Il a un visage semblable.

GRAVETT : Shrek est tiré d'un livre de William Steig.

BRIGGS : Oh, vraiment ? Mon Dieu ! L'un des premiers livres que j'ai achetés était un merveilleux petit recueil de dessins de Steig, tous sur le thème des enfants.

GRAVETT : Quelle a été la genèse de Fungus ?

BRIGGS : J'avais l'intention de faire un abécédaire de choses révoltantes, mais cela m'a semblé un peu faible, alors j'ai créé Fungus. Je tenais à éviter l'humour noir et à rester à la fois drôle et dégoûtant. L’intérêt de Fungus c’est que, comme nous tous, il se demande pourquoi il est en vie. L’histoire parle de la quête de sens. J'ai dit à l'éditeur : « Vous n'allez pas aimer et vous n'allez très probablement pas le publier ! ». J'ai été étonné de la facilité avec laquelle ils l'ont accepté, à l'exception de quelques éléments caviardés par ces rectangles noirs.

GRAVETT : Ces cases « censurées » ont donc d’abord été dessinées puis recouvertes ? Comme la case des toilettes de Fungus ?

BRIGGS : Non, celle des toilettes était d’origine. Je ne voulais pas dessiner ça ! Je recouvert cette case et cela m'a donné l'idée, lorsque l’éditeur a voulu modifier d’autres éléments, de faire la même chose pour m’éviter d’avoir à les redessiner. Ce qui a empiré les choses, car lorsqu’on recouvre quelque chose, on la fait paraître encore plus obscène ! Fungus est disponible depuis 25 ans maintenant, et c’est une bonne chose. Je pense que les enfants aiment Fungus parce que c’est un livre désordonné, vilain et qui sent mauvais ; c'est le renversement du monde de tous les jours. Et c'était ma déclaration de guerre contre la tyrannie des vieux bibliothécaires qui décidaient de ce que les enfants avaient le droit de lire.

Raymond Briggs, Fungus the Bogeyman (1977)

Fungus the Bogeyman (1977)

GRAVETT : Après la sauvagerie de Fungus, certaines personnes ont trouvé que Le bonhomme de neige était plutôt sentimental.

BRIGGS : J’avais besoin d’une histoire agréable, sans paroles, facile et rapide à faire, après Fungus qui avait été si long, si complexe et fastidieux, et qui s’intéressait à la boue et la vase. Vous remarquerez qu’il n'y a pas de scènes mièvres dans Le bonhomme de neige. Sauf dans le dessin animé, lorsque le garçon s'agenouille à la fin et trouve la neige fondue. Le bonhomme de neige est né d'une bande dessinée que j'avais eu des années auparavant et dans laquelle des bonhommes de neige prenaient vie. Elle m'est restée en tête, ça m’a semblé un bon thème à reprendre. Je l'ai dessiné avec des crayons de couleur, sans trait ni lavis d’encre ou d'aquarelle.

GRAVETT : Votre livre suivant, Gentleman Jim, paru en 1980, introduit les personnages de Jim et Hilda Bloggs.

BRIGGS : Je me suis inspiré de mes parents. Mon père n’était pas vraiment comme ça, mais ma mère était bien du genre à ne pas réfléchir et à s'occuper de faire la poussière, sans jamais défier l'autorité.

GRAVETT : C'est une histoire très drôle et très touchante. J'ai été surpris de découvrir que Gentleman Jim n'est plus disponible.

BRIGGS : En effet, on ne réimprime plus les livres épuisés de nos jours. Seuls les gros succès comme Fungus, Sacré père Noël et Le bonhomme de neige sont encore en circulation. Quand souffle le vent existe toujours, mais seulement en version souple. C'est dû à cette situation ridicule de l'édition, quand l'éditeur se demande : « Combien allons-nous en imprimer ? 5 000, 50 000, 100 000 ? ». Ils fixent les tirages au petit bonheur la chance. Ils investissent d'énormes sommes d'argent, ils se disent « Ça va être un gros succès », et puis ils se retrouvent avec des milliers d’invendus sur lesquels ils ont perdu de l'argent. Ils doivent payer pour le stockage, les livres sont transportés dans tout le pays par des convois de camions qui circulent la nuit, c’est très coûteux. Une solution serait d’utiliser la technologie de « l’impression à la demande » : on se rend dans l'équivalent d'une librairie, on annonce « Je veux le nouveau Untel », et il est imprimé sur-le-champ. Non pas au format électronique, mais sur papier. De cette façon, on vend et produit à la demande au lieu de suivre l'absurdité du système actuel. J'ai dû acheter des livres du Bonhomme de neige chez un déstockeur à Lewes. Je leur ai dit : « Ce ne sont pas des invendus » et on m'a répondu : « Non, non, techniquement, ce sont des retours. » Ce qui signifie qu'ils ont été sortis de la librairie, qu'ils n'ont pas été vendus mais renvoyés. Et ils ne sont pas autorisés à les vendre comme neufs s'ils ont été retournés. Ils étaient impeccables, sans aucun problème. Alors j'ai dit : « Je ne peux pas les laisser traîner. C'est mauvais pour l'image ! En plus de ça, les gens vont aller en bas de la rue pour l'acheter au prix fort, à 10 ou 15 livres, puis venir ici et le trouver à 4,50 livres ; ils seront embêtés ». J'ai donc acheté le lot, une vingtaine d'exemplaires. Il m'a fait un prix. Juste pour les retirer du magasin. Mais c'est un système ridicule. C'est tellement agaçant.

Raymond Briggs, Le bonhomme de neige (The Snowman, 1978)

Le bonhomme de neige (The Snowman, 1978)

Quand souffle le vent

GRAVETT : Dans Gentleman Jim, les Bloggs se heurtent aux forces de l’ordre et à la société. Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de les impliquer dans une guerre nucléaire dans Quand souffle le vent en 1982 ?

BRIGGS : Je regardais un documentaire de l’émission Panorama à la télé, sur les plans d'urgence nucléaire. Ça m'a beaucoup touché et je me suis dit : « Voilà mon prochain livre ». Je voulais savoir ce que les gens feraient vraiment en cas d'attaque nucléaire. J’ai été révolté par la propagande gouvernementale. Les autorités minimisaient la situation en prétendant que c'était comme la Seconde Guerre mondiale, alors que c’était rudement différent. Je voulais que les gens sachent ce qu’il en était, pour qu'ensuite ils puissent se faire une opinion.

GRAVETT : Il me semble que vous jugiez la Campagne pour le désarmement nucléaire11 un peu simpliste, mais vous y avez quand même adhéré, n'est-ce pas ?

BRIGGS : Oui. C'est toujours simpliste, mais c'est la seule chose à faire ; tout le reste n’est que pure folie. La CND n'aboutira peut-être à rien, mais continuer à acquérir de plus en plus d'armes alors que nous pouvons déjà nous faire exploser 20 fois en morceaux les uns les autres, c’est encore plus fou.

GRAVETT : Pensez-vous que votre livre a contribué à sensibiliser le public à ce problème ?

BRIGGS : Oui, à en juger par les lettres que j'ai reçues, de personnes disant qu'elles n'y avaient jamais pensé avant ça.

GRAVETT : Était-ce votre intention ?

BRIGGS : Je voulais simplement dépeindre la situation comme si elle était tout à fait réelle. C'est le même fonctionnement que pour Fungus, Sacré père Noël, ou Le bonhomme de neige, des situations imaginaires ou, dans le cas de Quand souffle le vent, trop réelles. La plupart de mes idées semblent reposer sur une simple prémisse : « Supposons que quelque chose d'imaginaire est tout à fait réel et procédons logiquement à partir de là ». Qu'allons-nous faire, vous et moi, lorsque nous entendrons l'annonce « Ils arrivent ! » ?

GRAVETT : Au moins, les Bloggs ont reçu leurs brochures gouvernementales ! Tout le monde va se référer à son exemplaire de votre livre pour savoir ce qu'il faut faire ! Quand souffle le vent a également été une pièce radiophonique très réussie. Avez-vous craint que les gens, en entendant ces messages d’alerte nucléaire à la radio, ne pensent que c'était réel et ne paniquent ? Comme pour l’adaptation de La guerre des mondes par Orson Welles en 1938 ?

BRIGGS : Oui, j'ai dû réécrire le texte. Entendre Brian Perkins, animateur de Radio 4 et voix de la BBC, faire l'annonce dans le studio m'a donné des frissons. Sa voix était si reconnaissable et si porteuse d’autorité que j'ai dû faire fredonner Hilda Bloggs pour que les auditeurs se rendent compte qu'il ne s'agissait pas d'une vraie annonce.

GRAVETT : Quand souffle le vent a marqué un tournant dans la perception de votre œuvre. Auparavant, vous n'étiez qu'un illustrateur de livres pour enfants. A-t-il été difficile de persuader vos éditeurs de vous laisser aborder ce sujet beaucoup plus sombre ?

BRIGGS : Non, je ne me rappelle aucune résistance.

Raymond Briggs, When the Wind Blows (1982)

Quand souffle le vent (When the Wind Blows, 1982)

GRAVETT : Mais le livre a suscité une controverse et a même fait l'objet d'un débat au Parlement.

BRIGGS : Oui, on a envoyé des exemplaires à tous les membres de la Chambre des communes et de la Chambre des lords. Il a dû y avoir une certaine indignation. Lady Olga Maitland était furieuse et a déclaré que c’était de propagande du CND. Des manifestations ont eu lieu devant le Whitehall Theatre aussi, à 50 mètres de Downing Street, lorsque j’ai joué une pièce sur le livre. Je ne sais pas s’ils avaient pris une location ou si leur quartier général se trouvait justement là, mais ils ont accroché des bannières, des banderoles, des drapeaux de l'Union Jack et des haut-parleurs diffusant « Land of Hope and Glory12 ». Je me suis beaucoup impliqué dans cette pièce. Je l'ai écrite. Ils l’ont vraiment très bien produite. L'explosion et l'effondrement de la maison ont été superbement mis en scène, avec des rayons lasers et tout. Mais il n'y avait pas de péripéties, juste ces deux personnes qui errent sur la scène, mourantes, puis qui meurent. Donc il n'y avait pas de conflit à proprement parler.

GRAVETT : Mais pourquoi cette sobre histoire à huit clos fonctionne-t-elle en bande dessinée et pas au théâtre ?

BRIGGS : Il faut plus d'action, plus de conflits dans une pièce de théâtre, avec des gens qui entrent et qui sortent. Il n'y avait que deux personnages et c'est devenu un peu ennuyeux. Le son était tellement bon que, lorsque nous l'avons jouée à Bristol, l'un des haut-parleurs a pris feu ! Avec de vraies flammes ! Les pompiers sont devenus presque fous. Et les responsables de la sécurité s’inquiétaient des lasers et du fait qu'ils pouvaient abîmer les yeux des gens.

GRAVETT : Les effets pyrotechniques de la pièce de théâtre et l’aspect spectaculaire, sensationnel du film d'animation sont justement ce que l'on ne trouve pas dans la bande dessinée. C'est très modeste, juste de l’encre sur du papier, et le lecteur doit faire l'effort de s'impliquer. Pour le lecteur, il y a un vide à combler dans les bandes dessinées !

BRIGGS : Oui, j'aime ce principe, mais on ne peut pas penser à la façon dont le lecteur va l'interpréter ; il faut simplement se lancer et le faire.

GRAVETT : Comment avez-vous l'habitude de travailler sur vos histoires ?

BRIGGS : Lorsque j'ai fini de faire le tri dans mes idées pour un livre, je fais un crayonné pour le montrer aux éditeurs. C'est la partie sympa. Le plus complexe, c'est d’établir précisément le découpage. J'écris tout le texte à la main, puis je le découpe et le répartis (par exemple, sur 20 planches pour une histoire de 40 pages) pour voir combien de place il occupe et combien il en reste pour les images. Pour Quand souffle le vent, j'avais sans cesse de nouvelles idées et je devais revoir la mise en page à chaque fois. Ajouter quatre cases supposait de réarranger toutes les autres et de les rendre un peu plus petites. Lorsque tout est organisé, je travaille sur chaque double page. Je mets en place le trait au crayon, je procède à son encrage, je fais le lettrage à la loupe et je colorie à l'aquarelle et aux crayons de couleur. Deux ans peuvent s’écouler entre le moment où je propose l'idée d’origine à l’éditeur et celui où je remets les planches finales à partir desquelles l'imprimeur pourra procéder à l'impression.

Une fois, j'ai noté le temps nécessaire pour réaliser deux pages de Quand souffle le vent : 20 heures pour le crayonné, 18 heures pour l'encrage, 25 heures pour la mise en couleur. Et tout cela n’arrive qu’après des mois et des mois de recherche d'idées, d'écriture et de découpage. Je suis toujours agacé par le temps que ça me prend. Ça m'exaspère, c’est tellement laborieux, quelle idée de trimer comme ça à mon âge. Ce que je déteste par-dessus tout, c'est la méticulosité qu’il faut avoir pour obtenir un lettrage bien régulier, et aussi pour tout le processus de séparation en films. De nos jours, les éditeurs essaient de nous faire faire tous les lettrages sur des films séparés, mais je refuse de faire comme ça tant qu’il y a un fond blanc. Par contre, s'il est en couleurs, il faut le faire pour éviter que l’encre ne se diffuse trop. Ça n’a pas l’air un tel travail quand vous voyez le résultat imprimé dans un livre. Mais lorsque vous mettez toutes les pages au mur, qu’elles recouvrent tout le fond de votre studio et que vous avez tout écrit vous-même, c’est autre chose, il y a des centaines de mots. Même lorsque j'ai illustré les albums de Bert, écrits par Allan Ahlberg, j’ai dû faire 54 petits tableaux à chaque fois. Je devais dessiner le même foutu personnage une cinquantaine de fois. Je sais que ce n'est rien comparé à l'animation, mais c'est plutôt répétitif et ça me déprime. Je deviens vieux et grincheux ! C'est une chance de pouvoir faire ce genre de travail et de continuer à le faire à cet âge, vraiment. Mais je dois avouer que je trouve ça de plus en plus laborieux.

Raymond Briggs, When the Wind Blows (1982)

Quand souffle le vent (When the Wind Blows, 1982)

GRAVETT : Travaillez-vous au format d’impression, ou à plus grande échelle ?

BRIGGS : Je dessine toujours grandeur nature. Dessiner en plus grand serait encore plus laborieux. Cependant, lorsqu’on dessine à plus grande échelle et qu’on réduit les planches ensuite, c'est plus joli. Ça donne l'impression que le dessin est mieux qu’il n’est. Les Suisses ont réalisé une édition miniature de Sacré père Noël, avec de toutes petites images. Je l'ai trouvée fantastique. Les images pouvaient être réduites à environ un quart de leur taille d'origine grâce à la réduction photographique. Et elles étaient tellement plus belles à tous points de vue, plus nettes. Je n'avais jamais réalisé qu'il était possible de faire des cases d'environ 5 par 2,5 cm. Alors, quand j'ai commencé à faire Quand souffle le vent, je me suis dit que j'allais utiliser un grand format avec de toutes petites images, parce que j'avais tellement de choses à mettre dedans. Et ça a bien fonctionné. Pas besoin de faire des cases trop grandes, on peut en faire de beaucoup plus petites.

GRAVETT : Avez-vous lu Gen d'Hiroshima de Keiji Nakazawa, qui traite du bombardement d'Hiroshima ?

BRIGGS : Oui. Je suis partagé à propos de Gen. L’intention est bonne, mais c’est si vulgairement dessiné, avec tous ces personnages à la bouche grande ouverte à chaque page… Cela dit, il ne faut pas être trop sévère. Je pense que, lorsque vous évoquez la guerre nucléaire, deux solutions s'offrent à vous. Soit vous traitez l'horreur de manière symbolique, auquel cas le récit prend une dimension artistique ou féérique ; soit on traite l'horreur de manière réaliste, comme dans Gen où les gens se promènent avec des pointes de verre qui dépassent de leur corps, tels Jack Frost, et on se dit : « C'est ridicule ». On sait que ces choses terribles se sont produites, mais elles sont tellement horribles qu’on ne peut pas les représenter. Ça devient de la pantomime et cette approche mène tout droit à la comédie horrifique : l'horreur est telle qu'elle en devient comique. La suggestion est beaucoup plus puissante.

Adaptations animées

GRAVETT : Vous êtes-vous beaucoup impliqué dans le film d'animation Quand souffle le vent (When the Wind Blows, 1986) ?

BRIGGS : Pas tellement, à vrai dire. Je l'ai trouvé assez bon. Ce n'était pas ce que j'avais imaginé et il y avait des choses un peu bêtes dedans. C'était un travail énorme ; une heure et demie de dessin animé. Vraiment incroyable.

GRAVETT : Que pensez-vous des adaptations de vos livres ?

BRIGGS : Je n'aime pas beaucoup les adaptations de mes propres productions.

GRAVETT : Vous avez participé à toutes ces adaptations, à des degrés divers, n'est-ce pas ?

BRIGGS : Oui. L'année dernière, j'ai écrit le scénario d’un film d’animation d'une demi-heure pour la chaîne de télévision Channel 4 : Ivor l'invisible (Ivor the Invisible, 2001). Je ne le ferai plus jamais, parce que c’est impossible d’obtenir ce qu’on a en tête. Et ce n'était pas une très bonne idée de toute façon.

GRAVETT : J'ai cru comprendre que vous aviez d'abord envisagé d'en faire un livre ?

BRIGGS : Oui, et puis j'ai réalisé que ça ne fonctionnait pas. Mais ils voulaient en faire un film. Et ensuite, ils ont produit un livre basé sur le film ! Ce qui fonctionne encore moins bien ! Oh, mon Dieu ! Se baser sur des images du film pour sortir un livre en quelques semaines. C'est de la folie. Le directeur artistique du film a sélectionné des tas d'images du film, les a envoyées à Channel 4 Books et un graphiste a dû passer en revue 600 de ces images pour élaborer une trame, un travail horrible. Je n'ai pas du tout participé à ce travail. Tout s’est fait à une vitesse incroyable. Le film était à peine sorti qu'ils en faisaient déjà un livre. Tant que le film est encore « chaud », il faut sortir le livre. Je ne recommencerai pas. Quand vous faites un livre, vous devez vous occuper du scénario, de la mise en images et de la conception graphique. C'est déjà pas mal pour une seule personne mais vous pouvez contrôler l'ensemble. Avec un film, il y a le scénario, les dessins, la conception et le montage, mais il y a aussi le son, les voix, la musique et le mouvement, tous ces éléments. Personne ne peut contrôler tout ça, à moins d'être un réalisateur de premier plan comme Spielberg ou autre et d'avoir le cerveau pour le faire. Et si vous demandez une chose en particulier, on vous répond généralement : « Oh, on ne peut pas faire ça, c'est trop cher. »

GRAVETT : Vos livres deviennent simplement une source d'inspiration, ils sont à la base de ces films...

BRIGGS : Oui, et puis ils se lancent dans leur truc et parfois ce n'est pas tout à fait juste. Ces réalisateurs jettent un œil au livre et puis : « Oubliez ça, maintenant nous allons faire notre film ! »

Raymond Briggs, Le bonhomme de neige (The Snowman, 1978)

Le bonhomme de neige (The Snowman, 1978)

GRAVETT : Vous n'étiez pas aussi mécontent du dessin animé Le bonhomme de neige (The Snowman, 1982) ?

BRIGGS : Non, Le bonhomme de neige était bien. Je ne le dénigre pas du tout. C'était un film superbe, avec une musique superbe, il n'y avait rien à redire. Et, comme je l'ai dit à tout le monde, je n'en revendique aucun mérite ; tout ce qui est dans le film et qui n'est pas dans le livre n'est pas de moi. J'étais même opposé à ce que les personnages rendent visite au Sacré père Noël parce que je trouvais l’idée un peu ringarde, mais ça fonctionne parfaitement.

GRAVETT : Et aujourd’hui, que pensez-vous du projet Fungus ? Est-ce qu’ils comprennent le livre ?

BRIGGS : Oui, ils en ont compris l’esprit, jusqu'à un certain point. C'est difficile à évaluer car je n'ai rien vu de concret ; j'ai juste lu des scripts pendant le week-end. Je ne suis pas sûr de ce que ça va donner sur le plan technique. Ils ont d'abord essayé l'animation, puis ils ont travaillé avec des animatroniques au cours des cinq ou six dernières années. Mais la technologie évolue tellement vite qu'après deux ans de travail sur les animatroniques, les effets spéciaux numériques sont arrivés, dépassant tout ce que l'on pouvait faire avec les animatroniques. Ils ont ensuite changé de pays, passant des États-Unis au Canada et maintenant à l'Angleterre. J’ai reçu un paquet de choses à ce sujet. Je vais essayer de m'impliquer le moins possible, en fait, parce que c'est très frustrant. C'est ce que dit Philip Pullman. Ils adaptent les livres de sa trilogie À la croisée des mondes (His Dark Materials, 1995-2000) et il n'aura absolument rien à voir avec ça. D'une part, ça prend énormément de temps et, d'autre part, c'est très frustrant.

GRAVETT : Au moins, avec vos livres, vous avez un contrôle presque total. Recevez-vous beaucoup de retours de la part des éditeurs ?

BRIGGS : Pas beaucoup. Ils sont très utiles, les éditeurs, mais leurs retours arrivent toujours plus ou moins à la fin. Ils disent « C'est trop long, coupez ça » ou « C'est répétitif ».

GRAVETT : Vous ne voyez donc pas d'inconvénient à ce qu'il y ait quelques allers-retours constructifs.

BRIGGS : Non, il n’y a qu’une seule personne, pas un comité entier. Nous avons eu des réunions à Channel 4 avec 13 personnes autour de la table. Deux ou trois personnes ont voulu faire adapter au cinéma mon livre Ug et j'ai refusé, parce que même si vous ne l'écrivez pas, il y a toujours des réunions interminables. « Pouvez-vous venir à l'audition, pour voir ce que vous en pensez ? » J'ai dit non à un film sur Ethel & Ernest et non à un film sur Ug pour le moment. Cela demande tellement de temps. On me dit : « Oh, mais vous ne l'écrivez pas et vous ne le concevez pas. » Mais il y a toujours quelque chose. Là, il est question que je rencontre les gens de Fungus, ce qui ne manquera pas d'arriver un jour ou l'autre. C’est difficile de trouver un équilibre.

GRAVETT : Qu'est-ce qui vous a poussé à entamer une collaboration avec l’auteur Allan Ahlberg sur sa série Bert, après toutes ces années où vous écriviez vos propres histoires ?

BRIGGS : On ne m'avait pas demandé d'illustrer quoi que ce soit depuis une éternité, mais j'ai tellement aimé son histoire que j'ai tout de suite accepté. C’est moi qui ai eu l'idée de mettre ces énormes titres de chapitres. Je les voulais encore plus grands pour qu'ils aient l'air encore plus ridicules. Mais les éditeurs ont refusé. Je voulais que les livres soient minuscules (15 cm par 10 cm) et que nous en fassions quatre ou six, pour pouvoir les mettre dans un coffret et l'appeler « Bert's Box » [« La Boîte de Bert »] ! Mais les gens du marketing ont dit que les petits livres ne se vendent pas. J'ai répondu : « Et Beatrix Potter, Thomas le petit train (Thomas the Tank Engine, 1945-), les Monsieur Madame (Mr. Men, 1971-) ? ». Les petits livres ne se vendent pas ; mais où étaient-il passés pendant le dernier demi-siècle ? C'est de la folie !

Ce qui me dérange, c'est que les gens pour lesquels je travaille n'étaient pas nés lorsque j'ai commencé cette aventure. L'éditrice et la graphiste (très gentilles, rien à redire) sont des jeunes femmes chics d'à peine 30 ans ; et l’autre jour je me suis dit que, lorsque j'ai remporté la médaille Kate-Greenaway en 1966, elles n'étaient même pas nées. Elles devaient avoir environ 3 ans lorsque mon Sacré père Noël est sorti. Elles l'ont probablement lu quand elles étaient petites filles. Non pas que je les dénigre, mais c'est un choc de travailler avec des gens dont je pourrais être le père.

Ethel, Ernest et Raymond

GRAVETT : Vos parents ont été des sources d'inspiration pour plusieurs de vos livres, mais dans Ethel & Ernest, en 1998, vous avez raconté leur véritable histoire.

BRIGGS : Oui. Mon père était laitier, ma mère travaillait comme femme de chambre et, après leur mariage, comme employée de bureau. Ils ont vécu dans la même maison mitoyenne, à Wimbledon Park, dans le sud de Londres, pendant 40 ans. Ils ne sont jamais allés une seule fois à l'étranger. Après avoir pris leur retraite, ils sont allés une fois dans les îles Anglo-Normandes et cela les a complètement émerveillés.

Raymond Briggs, Ethel & Ernest (1998)

Ethel & Ernest (1998)

GRAVETT : Le livre s'ouvre sur leur première rencontre.

BRIGGS : Oui, c'est ainsi que ça s'est passé. Ma mère secouait un plumeau par la fenêtre quand mon père est passé à vélo. Le timing était si exact ; une table de plus à dépoussiérer, et il était parti. Elle avait 34 ans, c’était déjà une « vieille fille » : c’était très tardif pour se marier à l'époque. Mais elle a attiré son attention et il s'est arrêté. Le lendemain, elle guettait son passage et cela a duré quelques jours, jusqu'à ce qu'il lui rende visite avec un bouquet de fleurs. Ça a dû être embarrassant, car il ne connaissait pas son nom et ne pouvait donc pas savoir qui demander.

GRAVETT : J'ai remarqué la peinture circulaire que vous avez faite d'eux deux sur cette porte d'armoire, avec votre mère en train de tricoter pendant que votre père regarde la télévision.

BRIGGS : À l'époque où j'étais aux beaux-arts, je les ai persuadés de poser pour moi afin que je puisse m'entraîner à peindre des portraits.

GRAVETT : Et vous me parliez de cette cruche chinoise.

BRIGGS : Ma mère l'utilisait pour ranger les factures — toujours payées à temps, bien sûr. Je ne sais pas comment ils se débrouillaient sans compte en banque. J'ai un tiroir entier à l'étage pour mes papiers domestiques. Mais ils n'ont jamais semblé avoir quoi que ce soit ; juste l'argent du salaire de mon père, qu'il remettait à ma mère chaque semaine. Ils vivaient juste au jour le jour, péniblement, comme tout le monde à l'époque.

GRAVETT : S'aimaient-ils ?

BRIGGS : Oui, je suis sûr qu'ils étaient heureux ensemble, si tant est qu'on puisse être heureux. Mon père lui apportait des fleurs chaque semaine. C’est triste, mais je crois qu'il l'aimait plus qu’elle ne l’aimait. Ma mère aurait voulu que mon père soit quelqu'un de mieux. Elle le harcelait toujours pour qu'il obtienne des promotions. Qu’il soit plus raffiné, plus bourgeois. Mais il aimait faire sa tournée de lait, il ne voulait pas s'asseoir et s’enfermer dans un bureau. Elle réprimandait toujours mon père parce qu'il agitait sa cuillère en l'air. Il était terriblement bruyant et lourd. Il avait l'habitude de faire des claquettes sur le lino de la cuisine, avec ses chaussures à semelles cloutées. Il aurait probablement mieux fait d’éviter. Elle aurait eu plus de respect pour lui s'il avait été un col blanc. Si elle avait pu épouser un employé de banque, elle l'aurait fait. Avant mon père, elle était sortie avec un plongeur en haute mer : il y avait plus de perspectives.

GRAVETT : Si j’ose dire, d'après le livre, votre mère apparaît un peu comme une snob conservatrice de la classe ouvrière.

BRIGGS : Je pense qu'elle a pris ses grands airs dans la maison où elle travaillait. En travaillant pour des gens huppés, elle a découvert les petites assiettes et les couteaux à poisson. Elle était un peu empruntée et plutôt naïve sur le plan sexuel. Elle devait considérer le sexe comme une chose « peu digne d'une dame ». Elle a eu une vie incroyablement protégée. Lorsqu'elle était jeune, elle est rentrée de l'école en courant et en criant de terreur à cause de tout ce sang : elle ne savait pas que c’étaient ses premières règles.

Raymond Briggs, Ethel & Ernest (1998)

Ethel & Ernest (1998)

GRAVETT : Quelle était votre relation avec votre mère ? Vous étiez enfant unique ?

BRIGGS : Oui, elle avait 38 ans quand je suis né, ce qui était considéré comme très vieux. Elle venait d'une famille de 11 enfants, alors j'imagine qu'elle avait toujours souhaité avoir une famille nombreuse. Mais elle a failli mourir en me donnant naissance et on lui a dit qu'elle ne pourrait pas avoir d'autres enfants. Ma mère m'idolâtrait et disait oui à tout ce que je voulais faire. Mon père s'est effacé. Il lisait le journal à table et je me rends compte aujourd'hui qu'il s'était exclu d'une manière un peu enfantine. Je pense qu'il s'est senti blessé. En grandissant, j'ai trouvé toute cette situation terriblement embarrassante. Au fil du temps, lui et moi nous embrassions presque lorsque nous nous rencontrions. Enfin, je lui faisais une bise sur la joue et il me la rendait.

GRAVETT : En tant qu'enfant unique, vous êtes-vous déjà senti privé ou isolé ?

BRIGGS : Eh bien, je n'avais jamais rien connu d'autre, alors à quoi pouvais-je comparer ça ? Je n'étais pas conscient d'avoir été enfant unique. Quand on est jeune, on ne pense pas que c'est anormal. Je suppose que cela vous rend plus proche de vos parents parce qu'ils sont toute votre famille. J'étais plus proche de ma mère. Cela pouvait devenir assez désagréable parce qu'elle formait une alliance avec moi, comme la plupart des mères de son genre je suppose, qui s'intéressent plus à leur enfant qu'à leur mari. Ça semble se faire assez naturellement, mais une fois que le mari a rempli sa fonction, tout se résume à l'enfant et le mari passe à l'arrière-plan. Je pense que ce genre de femme simple, peu sophistiquée, a tendance à concentrer tout son amour sur ses enfants. Ma mère et les gens de sa génération, avec leur manque d'éducation, ne peuvent pas en être blâmés. Elle a projeté tout son amour sur moi et a légèrement battu froid à mon père. J'étais la prunelle de ses yeux parce que j'étais tout ce que mon père n'était pas. J'étais éduqué : je pouvais potentiellement appartenir à la classe moyenne, devenir un homme respectable, portant un costume et une cravate, comme elle l'espérait, un genre de directeur de banque, mais cela ne s'est pas tout à fait produit ! Je ne la voyais jamais sans ce fichu peigne. En voilà un exemple : elle voulait qu’on ait toujours les cheveux propres et bien coiffés.

La sexualité n’était jamais abordée. Ils étaient tous les deux très complexés par le sexe. Je me souviens d'un livre qui avait été distribué à l'école et qui montrait un bébé grandissant à l'intérieur d'une femme. J'étais sidéré. Je n'ai atteint la puberté qu'après avoir quitté l'école. À 14 ans, alors que j'étais plutôt doué pour les jeux, je me suis soudain retrouvé entouré d'hommes immenses avec des torses poilus et des bites énormes, tandis que je n'étais encore qu'un petit garçon. Je n'ai pas eu de petite amie avant l'âge de 17 ans, et même à ce moment-là, comme je vivais encore à la maison, nous ne sommes pas allés très loin. L'idée de mettre une fille enceinte et d'être renvoyé de l'université était trop terrifiante. J'ai bu ma première bière à 21 ans.

Raymond Briggs, Ethel & Ernest (1998)

Ethel & Ernest (1998)

GRAVETT : Pourquoi avez-vous souhaité faire une biographie de vos parents ?

BRIGGS : Je voulais écrire quelque chose sur le passé et sur cette maison, parce qu'elle représente une si grosse partie de ma vie. En dehors de mon service militaire, c'est là que j'ai vécu mes 25 premières années.

GRAVETT : Avez-vous travaillé essentiellement de mémoire ou êtes-vous retourné dans votre maison ?

BRIGGS : Je suis retourné à Ashen Grove quelques fois, mais je me souviens de tant de choses, même du motif du papier peint dans le placard-séchoir.

GRAVETT : Qu'est-ce que cela vous a fait de travailler à partir de vos souvenirs, plutôt que de principalement faire appel à votre imagination, comme pour vos autres livres ?

BRIGGS : Je voulais être le plus précis possible. Je devais donc me concentrer si étroitement sur chaque détail que parfois je dessinais des choses que j'avais oublié que je connaissais. Comme le panier où le linge sale était déposé, sous l'évier, que j'avais complètement oublié. L'aspect de la boîte à thé : rouge avec des lettres dorées inclinées. Le loquet de la porte de la commode, la façon dont mon père tirait toujours le tiroir, lorsqu'il s'asseyait sur son siège habituel dans la cuisine, pour s’en servir d’accoudoir. Je l'ai mis.

GRAVETT : Avant la mort de vos parents, aviez-vous déjà commencé à avoir du succès ?

BRIGGS : Eh bien, ils sont morts en 1971, je gagnais alors déjà ma vie. Oh, et puis j'avais gagné la médaille Kate-Greenaway. Ma mère ennuyait les voisins à mort là-dessus.

GRAVETT : Que pensez-vous que vos parents auraient pensé de votre succès et de votre vie actuelle ?

BRIGGS : Je pense que ma mère aurait été déçue que je n'aie jamais eu d'enfants. Elle aurait certainement été perplexe quant au fait que j'ai une compagne depuis 20 ans. Elle aurait adoré que je sois passé à la télévision et dans les journaux.

GRAVETT : Êtes-vous comme vos parents ?

BRIGGS : D'une certaine manière, pas du tout. Ils ne comprenaient tout simplement pas les choses qui font de moi ce que je suis, comme l'art ou le jazz. Mais j'ai une obéissance de classe ouvrière et une peur de l'autorité que je tiens d'eux, comme quand j’ai peur de me garer au mauvais endroit ou de ne pas payer mes impôts à temps.

GRAVETT : De qui tenez-vous le plus, de votre mère ou de votre père ?

BRIGGS : On m'a dit que mon père avait l'habitude de descendre les escaliers à toute vitesse. Je fais la même chose. J'ai peut-être un peu du snobisme de ma mère. Lorsque je suis allé aux beaux-arts, je suis devenu terriblement snob. Je détestais que ma mère étende le linge dans la cuisine. Chaque fois qu’on se levait, on se prenait un foutu drap en plein dans les yeux. Et sur le plan physique, ma bouche se fissure dans les coins, exactement comme celle de ma mère.

Mon père avait certains rituels. Il se lavait toujours dans l'évier de la cuisine. Lorsqu'on lui suggérait d'utiliser la salle de bains, il répondait : « Je ne peux pas faire ça, fiston, je suis dégoûtant ! ». On aurait dit que la salle de bains était traitée comme une salle du trône et n'était utilisée que pour les grandes occasions. Il avait ce truc avec le bain. Il l'a toujours considéré comme une activité un peu dangereuse. Il n'en prenait qu'un par semaine. Il devait s'envelopper dans ses vêtements de nuit et se coucher immédiatement, au cas où il attraperait un rhume. Il s'étonnait que je puisse prendre un bain au milieu de la journée et m'asseoir ensuite dans le jardin. Pour lui, c'était la mort assurée. Il était un peu fanatique du bricolage. Il s’était mis en tête de coffrer de magnifiques balustres édouardiens dans des panneaux agglomérés. Tout ce qui était lambrissé, il voulait le recouvrir d’aggloméré pour le rendre plus moderne.

GRAVETT : Pendant la guerre, vous avez été évacué de Londres. Est-ce que ça a été une période difficile pour vous qui étiez loin de chez vous ?

BRIGGS : J'ai rêvé quelques fois de m'enfuir et de rentrer chez moi, mais c'était confortable. C’est ma tante et son amie qui se sont occupées de moi. C'était mieux que d'aller chez des étrangers. Elles m'ont accueillie pour éviter qu'un étranger ne soit cantonné chez elles. Ils envoyaient des officiers d'évacuation là-bas, qui disaient : « Vous avez cette chambre, donc vous pouvez en accueillir deux. » J'avais l'habitude de dessiner sur les lettres que j'envoyais à la maison.

GRAVETT : Dans une scène du livre, vous êtes dans le parc avec votre père et vous manquez d'être touché par un missile allemand V1. Ça a dû être effrayant, non ?

BRIGGS : Non, cela ne m'a pas tellement dérangé, mais je me souviens avoir été choqué par le fait que le missile était bleu en dessous, parce que je n'en avais vu que dans des films en noir et blanc. C'était quand même inquiétant d'entendre ce bruit terrible au-dessus de Putney, de savoir que des gens étaient tués.

GRAVETT : Après la guerre, vous vous êtes bien comporté au collège ?

BRIGGS : Oh oui, ma mère était ravie. L'école nous faisait porter un livre d'éloquence dans la poche de notre blazer. Il y a quand même eu cet incident, lorsque j'ai été ramené à la maison dans un fourgon de police, un Black Maria. Mes amis et moi étions entrés dans un vieux club de golf bombardé et avions pris des queues de billard incrustées d'ivoire. Malheureusement, alors que nous jouions à l'escrime avec ces queues, un homme est sorti de son jardin et nous a demandé : « Où avez-vous trouvé ça, les gars ? ». Il s'est avéré que c’était un policier hors-service. Imaginez si la police nous avait arrêtés. Nos noms auraient été publiés dans le journal local et ma mère en serait morte. Ce genre de chose peut sérieusement gâcher toute votre vie.

Raymond Briggs, Ug : Le petit génie de l’âge de pierre (2001)

Ug : Le petit génie de l’âge de pierre (Ug: Boy Genius of the Stone Age, 2001)

Ug

GRAVETT : Il semble y avoir des aspects de votre enfance dans votre dernière bande dessinée, Ug : Le petit génie de l’âge de pierre. Ug a toutes sortes d'idées brillantes pour améliorer les choses : il doit y avoir quelque chose de mieux que les pantalons en pierre, quelque chose de mieux que les draps de lit et les oreillers en pierre, mais ses parents sont coincés dans leurs habitudes.

BRIGGS : Quand on vieillit, on n'aime pas le changement, parce que c'est la marque du temps qui passe. Dans Ug, comme dans L’homme (The Man, 1992), il y a un jeune garçon qui est plus intelligent que ses parents, comme j'étais un peu plus intelligent que ma mère et mon père. Ils n'étaient pas stupides, mais ils n'avaient pas reçu l'éducation que j'ai reçue. Dans L’homme, on a ce garçon de la classe moyenne, éduqué, à l'esprit artistique, qui parle à un homme pragmatique de la classe ouvrière. Et c'est la même chose dans Ug : le garçon est exaspéré par leur rejet de ses idées, et ils sont exaspérés par lui. Parce qu'ils vivent dans des mondes différents.

GRAVETT : Ug pense à ces inventions, mais il ne se rend pas toujours compte de leur plein potentiel.

BRIGGS : C'est vrai. Il a l'idée d'une maison, de vouloir un espace extérieur clos au lieu de leur grotte. Il construit un mur à hauteur de genoux environ, il est donc en train de construire une maison, mais il n'arrive pas à aller plus loin. Il n'arrive pas à la terminer. Même chose lorsqu'il invente presque la roue. Il aime simplement la faire rouler en bas de la colline et sauter en l'air en criant « Whee ! », en prononçant presque le mot « wheel » [« roue »] sans le savoir. J'ai toujours été intrigué par le temps qu'il faut aux gens pour inventer des choses. Regardez les cheminées. Avant, il n'y avait qu'un feu sur le sol et un trou dans le toit. Il a fallu des siècles pour que quelqu'un se dise : « Pourquoi ne pas construire quelque chose pour évacuer la fumée ? » Ensuite, après avoir inventé la cheminée, on a continué à la construire de plus en plus large parce qu'on s'est aperçu qu'elle fumait. Ce n'est qu'au XIXe siècle que Rumford a inventé un tout petit conduit, d'environ 15 cm de diamètre, pour pomper la fumée. Tout ce temps pour réaliser ces avancées minuscules ! C’est déjà incroyable que l’on fasse le moindre progrès.

Raymond Briggs, Ug : Le petit génie de l’âge de pierre (2001)

Ug : Le petit génie de l’âge de pierre (Ug: Boy Genius of the Stone Age, 2001)

GRAVETT : Dès la deuxième page, le livre est parsemé de notes de bas de page amusantes qui expliquent les anachronismes. Pourquoi les avez-vous ajoutées ?

BRIGGS : Lorsque que j'écrivais les dialogues, je me suis surpris à penser : « Oh mon Dieu, ils n'avaient pas de fer, de beurre ou de vacances d'été à l'époque ». Mais je les ai laissés comme s’il s’agissait d'erreurs et j'ai ensuite inventé toutes ces absurdités factuelles pour les expliquer.

GRAVETT : Avez-vous déjà eu envie d’avoir un strip régulier dans un périodique?

BRIGGS : J'ai participé à un concours de strip organisé par le Sunday Times en 1983. Je suis arrivé deuxième. Ma principale motivation était qu'ils avaient dit que le gagnant obtiendrait un espace hebdomadaire dans le journal, mais ils ne l'ont même pas donné au gagnant [David Haldane, qui dessine pour Punch]. Huit de ces strips ont été publiés plus tard dans le Guardian. Ils m’avaient demandé de faire un strip quotidien de Fungus pendant six mois, mais c'est une tâche énorme. J’aurais voulu en produire assez pour en tirer un livre à la fin, sinon ils auraient disparu dans la masse. J'aime bien lire le strip If… de Steve Bell dans le Guardian. J'aimerais qu'ils lui laissent plus de place. C'est tellement étroit et les cases sont tellement verticales. Si je faisais un strip, j'aurais besoin de plus d'espace pour le diviser en deux et avoir deux colonnes de trois cases afin d’éviter ces horribles vignettes verticales.

GRAVETT : Appréciez-vous le travail de Posy Simmonds ?

BRIGGS : Oh oui, beaucoup. Il est merveilleux. J'aime moins celui de Claire Bretécher. J'aime ses idées, mais je m'ennuie avec ces dessins lourds et répétitifs de grandes femmes boudinées. Ça manque de variété.

GRAVETT : Qu'en est-il des bandes dessinées britanniques comme celles de 2000 AD ?

BRIGGS : Je les ai vues, mais elles ne m'intéressent pas beaucoup, parce qu'elles sont essentiellement axées sur la violence et la guerre. C'est ce qui ne va pas avec les bandes dessinées. La plupart des sujets abordés sont tellement ignobles ! Je ne vois pas pourquoi elles ne pourraient pas être parfaitement simples. Pourquoi faut-il toujours qu'il y ait du sexe et de la violence ? Je pensais que nous avions dépassé tout cela dans les années 1960. En Grande-Bretagne, la bande dessinée ne vaut rien, mais quand on voit le sujet de certaines d'entre elles, on peut comprendre pourquoi ! C'est toujours la même fille nue qui étrangle des serpents ou qui a des chauves-souris dans les cheveux. Mes propres « tabous » sont terriblement inoffensifs comparés à ça.

J'ai adhéré un jour à la Society of Strip Illustration [connue en 2002 sous le nom de Comics Creators Guild, aujourd'hui disparue], j'ai assisté à quelques réunions et me suis senti comme un poisson hors de l'eau. J'avais l'impression qu'ils me considéraient comme un personnage de Beatrix Potter, tout doux et tout joli ! J'ai ensuite voulu rejoindre le Cartoonists' Club of Great Britain, mais il n’y avait que des dessinateurs de presse et j’avais l’impression de faire tache. J'ai bien rejoint la Society of Authors, mais je ne m’y sentais pas à ma place non plus, car c’étaient tous de vrais écrivains.

GRAVETT : Qu'auriez-vous fait si vous n'aviez pas poursuivi dans l'illustration ?

BRIGGS : J'aurais probablement essayé d'être une sorte d'écrivain ou de journaliste. J'aurais essayé les pièces radiophoniques, les pièces de théâtre, les nouvelles, les romans, tout ça.

GRAVETT : Qui aimez-vous lire ?

BRIGGS : Philip Larkin est l'un de mes auteurs préférés. Je lis aussi la poésie de Stevie Smith, William Trevor, toutes sortes de choses. J’ai des tas de livres d'occasion.

GRAVETT : Je sais que vous aimez aussi le jazz.

BRIGGS : J'ai grandi avec le trad jazz, puis je m'en suis lassé et je suis passé au modern jazz des années 1950. La plupart de ces musiciens sont vieux ou morts maintenant !

GRAVETT : Des passe-temps ?

BRIGGS : J'aime me promener dans la campagne, pêcher, fouiller dans les librairies d'occasion, collectionner et encadrer des puzzles de la Reine mère, collectionner les pochettes de 33 tours de Mrs. Mills et les titres d’annonces amusants dans les journaux locaux. L'autre semaine, j'en ai récupéré un qui disait : « Cinq paires de chaussures à gagner ! ».

GRAVETT : Lorsque vous étiez professeur de dessin, encouragiez-vous vos élèves à se mettre à la bande dessinée ?

BRIGGS : Non, mais il y en avait généralement un ou deux par an qui voulaient quand même en faire. En fait, il y avait un fort sentiment d'opposition à l'époque, des gens qui désapprouvaient la bande dessinée et l’illustration, de la façon dont les écoles d'art le faisaient depuis toujours, les considérant comme des disciplines bas de gamme. C'est incroyable ! C'est toute la bêtise des beaux-arts. Tout ce que vous pouvez espérer, c'est une exposition dans le West End, où vous pouvez peut-être être vu par quelques centaines de personnes. Il y a beaucoup plus de monde qui voit votre travail si vous êtes publié dans un livre ou un magazine.

GRAVETT : Vous n'avez jamais eu d'enfants, auprès de qui vous auriez pu tester vos livres.

BRIGGS : Non. Je sais que, traditionnellement, les gens écrivent des livres de ce genre pour un enfant en particulier, comme l'ont fait Beatrix Potter ou Lewis Carroll, par exemple. Peut-être que cela aurait été plus facile pour moi. Mais peut-être aussi que j'en aurais eu assez des enfants et que je n'aurais pas eu envie d'écrire des livres pour eux.

GRAVETT : Beaucoup de vos livres se terminent par une perte, un départ, comme si c’était la fin de l'enfance : le bonhomme de neige qui fond, l'ours qui rentre chez lui à la nage, l’homme qui s'enfuit.

Raymond Briggs, Lili et l'ours (1994)

Lili et l’ours (The Bear, 1994)

BRIGGS : Les fins sont toujours un peu tristes. Je ne sais pas comment on peut éviter cela. Les histoires ne pouvaient évidemment pas continuer. L'ours ne pouvait pas rester dans la maison. Le bonhomme de neige devait bien fondre un jour ou l'autre. Tout ça semble parfaitement naturel.

GRAVETT : Compte tenu de votre succès, vous sentez-vous plus optimiste face à la vie maintenant ?

BRIGGS : Mon Dieu, je ne me suis jamais senti optimiste à propos de quoi que ce soit. Tout cela n'a fait que confirmer mes pires craintes ! Je pense que j'ai toujours été le même : assez pessimiste, triste, grincheux et de mauvaise humeur. De ce point de vue, je n'ai pas eu de chance, mais des tas de gens n'ont pas de chance. On peut passer toute sa vie en fauteuil roulant, pour l'amour de Dieu. Les gens ont des vies terribles. J'ai eu beaucoup de chance. Je n'ai pas eu de maladie grave. Bien qu’elles soient en chemin, bien sûr.

GRAVETT : À chaque fois que vous faites un livre, vous dites que c’est le dernier, n'est-ce pas ? Puis vous en trouvez toujours un autre à faire ?

BRIGGS : Oui, c'est l'éthique de travail de mes parents. Même aujourd'hui, je me sens toujours coupable si je ne travaille pas.

Notes

  • 1 Raymond Briggs et Nicolette Jones, Blooming Books (Jonathan Cape, 2003).
  • 2 La médaille Kate-Greenaway récompense un travail d’illustration dans le domaine de la littérature jeunesse britannique. Créée en souvenir de l'artiste Kate Greenaway, elle est décernés chaque année depuis 1955.
  • 3 Ronald "Carl" Giles (1916-1995) était un caricaturiste anglais. Il a longuement travaillé pour le journal Daily Express.
  • 4 Soldats de l’armée britannique.
  • 5 Tabloïd quotidien publié au Royaume-Uni depuis 1900.
  • 6 Quotidien généraliste britannique lancé en 1903 par Alfred Harmsworth.
  • 7 Comic strip américain très populaire créé par Harold Gray en 1924 dans le New York Daily News.
  • 8 « Caricature de poche », dessin de presse légendé disposé sur une seule colonne.
  • 9 Magazine anglais de bande dessinée, publié par Amalgamated Press de 1890 à 1953.
  • 10 Journal anglais de récits illustrées, publié par D. C. Thomson & Co entre 1922 et 1978.
  • 11 CND, organisation internationale fondée en Grande-Bretagne en 1957.
  • 12 Chant patriotique britannique écrit en 1902.

Entretien traduit de l'anglais par Laura Ballanger.
Merci à Paul Gravett et Gary Groth.

Entretien avec Alexandre Kha

Cette quête bizarre et sans fin

En 2019, l'univers d'Alexandre Kha est plus que jamais en expansion : de retour en mai dernier avec Le sortilège de la femme-automate, troisième tome d'une série de contes fantastiques initiée par Les monstres aux pieds d'argile et Les nuits rouges du théâtre d'épouvante, l'auteur stéphanois fait également paraître Le théorème funeste, retraçant l'histoire du théorème de Fermat, mais aussi Les chroniques d'Oneiros (illustrations pour un texte d'Édouard K Dive, chez le micro-éditeur L'atelier 15) ainsi que plusieurs reportages dessinés pour la revue Topo.

Entretien réalisé par e-mail entre mai et septembre 2019.

Le sortilège de la femme-automate, par Alexandre Kha

Tanibis : Depuis quand dessines-tu ?

Alexandre Kha : Depuis que je sais tenir un crayon. La plupart des enfants abandonnent la pratique du dessin assez vite. Je fais partie de ceux qui poursuivent cette quête bizarre et sans fin.

Tanibis : Qu'est-ce qui t'a amené à raconter des histoires en bande dessinée ?

Kha : Autant que je m’en souvienne, c’est la bande dessinée qui s’est présentée à moi – et non l’inverse. Des cousins plus âgés m’avaient légué des magazines de BD. Ils s’en étaient probablement servis pour se battre entre eux car les pages étaient dans un état lamentable. Elles se détachaient, les récits étaient lacunaires et dispersés mais j’aimais bien reconstituer la carte de cette géographie narrative. Dans le journal de Spirou, j’avais une prédilection pour Maurice Tillieux. Il y avait chez lui un ton un peu décalé, il dilatait des scènes muettes, créait des atmosphères et des personnages singuliers… Il y avait aussi quelques numéros de Strange. Des histoires de Spiderman, signés Stan Lee et Steve Ditko, avec les expériences du docteur Connors qui se métamorphosait en lézard et se maudissait de ne plus rien contrôler. Bref, j’étais contaminé. Ces revues déchirées constituaient mon seul trésor. Je ne l’aurais partagé pour rien au monde. Donc à dix ans, j’ai pris mes crayons pour explorer à ma façon ce territoire, car la bande dessinée était un monde à parcourir avant tout (et peut-être aussi pourquoi, aujourd’hui encore, mes personnages sont d’infatigables marcheurs). Puis j’ai tout arrêté à l’adolescence. Je préférais lire des romans et voir des films. Bien plus tard, au début des années 2000, j’ai découvert une bande dessinée au style minimaliste, une porte ouverte sur un nouvel horizon : Les sept vies du dévoreur d’ombres de Jean-Pierre Duffour. Ce fut un déclic. J’ai ressorti mes crayons.

Souvenirs de poche, par Alexandre Kha

Tanibis : Es-tu autodidacte ?

Kha : Oui, je n’ai jamais reçu le moindre enseignement artistique. Se former en regardant ce que font les autres est peut-être la meilleure école. J’ai d’ailleurs une approche assez composite du dessin. Mais j’ai eu peu l’occasion d’échanger avec d’autres dessinateurs et le monde de la BD me semble parfois aussi éloigné que la planète Altaïr IV.

Tanibis : Quel a été le point de départ du Sortilège de la femme-automate ? T'es-tu inspiré d'œuvres cinématographiques ou littéraires ?

Kha : Le point de départ est l’histoire vraie du Turc mécanique, un automate qui jouait aux échecs, exposé en public. C’était une supercherie : un vrai joueur était dissimulé à l’intérieur. Le mystère fut longtemps préservé. Des écrivains comme Edgar Poe ou Ambrose Bierce émettaient des hypothèses en laissant courir leur imagination. Pour étoffer les personnages, j’ai pensé au Coppélia d’Hoffmann et au Maître Zacharius de Jules Verne.

Le sortilège de la femme-automate, par Alexandre Kha

Tanibis : Le thème de « l'homme-machine » fascine depuis longtemps mais il est particulièrement d'actualité, notamment avec les débats suscités par les mouvements transhumanistes. En racontant l'histoire d'une femme-automate, souhaites-tu amener le lecteur à y réfléchir ?

Kha : Pas particulièrement. Mes livres sont à l’image des vieilles séries TV. Je cherche avant tout à distraire le lecteur. Une question se pose tout de même dans le livre : des machines intelligentes et sophistiquées, bénéficiant de nos expériences, seront-elles un jour plus performantes que nous ? Il n’est pas impossible d’imaginer qu’elles joueront un rôle important et rejoindront l’humain sur bien des registres, y compris celui de l’imagination et de l’émotion. Notre civilisation est périssable. Et nous inventons peut-être ces machines autant pour accomplir les tâches domestiques à notre place que pour assurer notre descendance.

Le sortilège de la femme-automate, par Alexandre Kha

Tanibis : Parmi les personnages secondaires, l’homme-iguane ressemble à Iggy Pop. Et son comparse, l’homme-caméléon, pourrait bien être David Bowie. Comment sont-ils devenus des personnages ?

Kha : Un article sur leur escapade berlinoise dans les années 1970 m’a inspiré la scène de la balade avec la femme-automate. Cela n’allait pas plus loin. Malgré une référence discrète à la chanson The Passenger, mon homme-iguane reste éloigné du vrai Iggy Pop.

Tanibis : Comment t’est venue l’idée de traiter les séquences où le présentateur raconte le passé d’Olympia en ombres chinoises ?

Kha : Il me paraissait important d’évoquer les multiples vies de cette automate vieille de deux siècles. Plutôt qu’un traitement conventionnel en flash-backs, l’idée de raconter son histoire sous la forme d’un spectacle me parut plus originale et plus logique, surtout dans une foire aux Freaks où tout est mis en scène. Et les ombres chinoises était une manière plus élégante, plus épurée de transmettre ces informations tout en suggérant ce lointain passé.

Tanibis : Dans la plupart de tes livres, le cadre géographique de tes intrigues, mais aussi leur époque, sont difficiles à déterminer. Est-ce pour renforcer la sensation d'irréalité qui se dégage des albums ?

Kha : Ce n’était pas conscient au départ, et plutôt le résultat d’une absence de rigueur, mais il y a effectivement un mélange hétéroclite. Assez vite, cette impression d’incertitude m’a paru intéressante. Je suppose que j’ai essayé d’en tirer parti pour souligner l’aspect onirique des histoires. Dans les rêves, on passe facilement d’un décor à l’autre. Tout s'enchevêtre sans logique apparente, avec des sensations plus évocatrices que dans la réalité. Par ailleurs, certains de mes décors existent. Et mes personnages peuvent, en quelques pages, quitter le cimetière du Père-Lachaise à Paris pour se rendre dans une rue portuaire de Baltimore après avoir emprunté le tramway qui longe le bord de mer à Ostende.

Le sortilège de la femme-automate, par Alexandre Kha

Tanibis : Dans Les nuits rouges du théâtre d’épouvante, le théâtre s’inspire de celui du Grand-Guignol qui se situait rue Chaptal à Paris. Pourquoi l’avoir délocalisé ?

Kha : Pour moi, le grand-guignol est un genre avant tout. L’impasse Chaptal aurait pu convenir en accentuant son aspect coupe-gorge mais j'avais une préférence pour un théâtre au sommet d'une falaise : l’isolement du lieu me semblait propice à la création d’un monde fantastique résolument à part.

Tanibis : La violence artificielle et démonstrative mise en scène sur les planches du théâtre d’épouvante ne dissimulerait-elle pas une tension plus glaçante entre les acteurs de la troupe, comme une sorte de vaudeville tragique et gothique ?

Kha : Cette violence artificielle sur la scène du théâtre est très grand-guignolesque, justement, voire un peu ridicule. En un sens, oui, elle cache la tension qui se trame en coulisses. Parfois, elle s'en fait l'écho. Ce glissement de la fiction vers une réalité toute aussi tragique est un des thèmes du livre.

Les nuits rouges du théâtre d'épouvante, par Alexandre Kha

Tanibis : Les nuits rouges du théâtre d’épouvante appartient à un genre très codifié. Parmi les figures qui l’incarnent et qui auraient pu t'influencer, on songe à Tim Burton, Edward Gorey, Roger Corman ou encore aux comics Tales from the crypt

Kha : Tim Burton, non. Edward Gorey davantage, il a influencé beaucoup de monde d’ailleurs, à commencer par Tim Burton. Sinon, je ne connais pas vraiment les comics Tales from the crypt. Mes références étaient plus théâtrales, avec le répertoire du grand-guignol. Et cinématographiques, avec les films de Roger Corman, bien sûr, mais aussi de Jean Rollin, Dario Argento et Jean Marbœuf. Il y avait aussi un film très étrange, Carnival of souls d'Herk Harvey.

Les nuits rouges du théâtre d'épouvante, par Alexandre Kha

Tanibis : Tes personnages sont souvent des marginaux. Leur monstruosité ou leur mode de vie les réunit parfois. D'où te vient cette fascination pour la marginalité ?

Kha : Sans doute la part de l’inconnu qu’il y a en chacun de nous. C’est une porte ouverte sur la découverte. Les marginaux sont des catalyseurs. Ils sont aussi plus intrigants, plus captivants. Quant à la monstruosité, chez moi, c'est assez irréel. La difformité physique pour elle-même ne m'intéresse pas. Dans l'ensemble, beaucoup de mes personnages sont des archétypes. Ce sont des figures littéraires avec des caractéristiques très marquées. Je ne suis pas sûr qu'on rencontre beaucoup d'épouvantails ou d'hommes sans tête dans la vie. J'aime bien qu'un personnage soit l'incarnation d'une idée. Ainsi l'épouvantail représente la peur, le loup-garou l'instinct bestial, etc. Quitte à prolonger cette idée par un détail graphique.

Tanibis : Peux-tu nous en dire plus au sujet de ton utilisation particulière de la bichromie pour les trois livres ?

Kha : Les monstres aux pieds d'argile bénéficie d’une ambiance vert néon liée au décor urbain où déambulent les personnages. Les nuits rouges du théâtre d'épouvante est évidemment rouge pour évoquer la violence et l’effroi. Et là, j’avais des partis pris. Pour les scènes de représentations théâtrales, par exemple, les cases sont entièrement rouges à cause des ampoules peintes avec cette couleur pour accentuer l’atmosphère agressive, ce qui était vraiment le cas au Grand-Guignol. J’utilisais aussi quelques effets inversés pour mettre en valeur l'aspect onirique : le sang n'est pas rouge mais noir et le ciel nocturne, au contraire, n’est pas noir mais rouge. Pour Le sortilège de la femme-automate, j’ai choisi une teinte bleu-grise, un peu métallisée, généralement associée à la robotique. Pas très original mais cette demi-teinte assez douce me paraissait convenir aux dérives rêveuses des personnages.

Les monstres aux pieds d'argile, par Alexandre Kha

Tanibis : Tu as fait trois livres d’images légendées. Peux-tu nous dire en quoi ce travail diffère-t-il de tes travaux de bandes dessinées ?

Kha : La narration y est plus essentielle et plus allusive à la fois. C’est une approche apparemment plus littéraire qu’en bande dessinée mais, de toute façon, je considère la bande dessinée plus proche de la littérature que du cinéma ou des arts picturaux. J’aimerais faire davantage de livres d’images légendées. C’est un genre peu courant malgré de très bons exemples comme La véridique histoire des compteurs à air de Cardon ou Marcellin Caillou de Sempé.

Tanibis : Tu utilises des techniques de dessin très variées. Sont-elles imposées par chaque projet ou est-ce juste un besoin de se renouveler ?

Kha : Chaque projet détermine son propre style de dessin. Pour L'attrapeur d'images, il était en aquarelle et en noir et blanc pour mettre en valeur l’éclairage et ressembler à de vieilles photos. Aujourd’hui, je privilégie le feutre pour des questions de rapidité. Le travail sur ordinateur se limite à la couleur. J’ai besoin du contact avec le papier. J’aime les aspérités d’un trait, les petits effets de tremblement. Même si le trait semble propre, il ne l’est jamais tout à fait. Comme dans la vie où rien n'est parfaitement net.

L'attrapeur d'images, par Alexandre Kha

Tanibis : Nous venons de sortir un petit album intitulé Le théorème funeste. Peux-tu nous parler de sa genèse ?

Kha : Au départ, il s’agissait d’une courte histoire publiée dans la revue Rhinocéros contre éléphant. Malgré mon ignorance en mathématiques, j’avais conservé un article sur la démonstration de ce théorème qui était resté un mystère durant des siècles et qui était une vraie aventure. Puisqu’il me restait des choses à raconter, j’ai eu l’idée de publier cette histoire sous la forme d’un livret augmenté de quelques pages. Son tirage était très limité mais il a suscité un certain intérêt. Après la quatrième édition, nous avons décidé d’en faire un vrai livre.

Le théorème funeste, par Alexandre Kha

Tanibis : Le thème des mathématiques pourrait sembler a priori éloigné de ton univers. Qu’est-ce qui t’a intéressé dans l’histoire du théorème de Fermat ?

Kha : L’incroyable aventure intellectuelle et humaine qui s’est déroulée sur quatre siècles. Et le champ infini des mathématiques, domaine de logique pure où l’imagination joue malgré tout un rôle pour édifier des structures mentales. Car les mathématiques se retrouvent partout. Enfin, il y a aussi l’idée que les recherches d’Andrew Wiles sur le théorème de Fermat étaient pour lui un rêve d’enfant.

Tanibis : Parallèlement à tes contes fantastiques, tu réalises des reportages dessinés pour la revue Topo. Cela doit être une façon très différente pour toi d’aborder la BD ?

Kha : Pas tant que ça, finalement. Chez moi, le fantastique et le réel sont liés. Dans mes histoires imaginaires, il y a souvent une partie documentaire. Les récits des Monstres aux pieds d’argile sont construits comme des témoignages. Inversement, la réalité est parfois étrange. Par exemple, ma BD reportage sur la langue des signes : en racontant ce qui nous détermine à travers le langage, elle décrit l’univers d’enfants sourds qui peut sembler insolite à bien des égards pour le lecteur entendant.

La langue des signes, par Alexandre Kha

Tanibis : D’ailleurs, on peut se demander à quel point les thématiques sociétales peuvent nourrir ton travail. Dans Le sortilège de la femme-automate, les médias évoquent une population effrayée par la présence de monstres en périphérie. Cela rappelle un certain discours anxiogène sur le phénomène des migrants…

Kha : Les migrants ne sont évidemment pas monstrueux mais les circonstances le sont. Pour la scène en question, ce n’était pas intentionnel. Peut-être la phobie ambiante m’a-t-elle influencée. La réalité est plus forte que l’imagination. Surtout quand la réalité dépasse l’entendement et crée des situations insensées.

Tanibis : Certains de tes travaux déjà publiés sont disponibles sur internet. C’est assez rare chez les auteurs de BD…

Kha : La mise en libre accès sur internet n’est pas un problème pour moi. L'attrapeur d'images est téléchargeable sur le site de Tanibis1 depuis longtemps et le livre a continué à se vendre jusqu’au dernier exemplaire. Il sera peut-être réimprimé un jour mais, en attendant, il peut continuer à être lu, même sous un autre support. À long terme, de manière générale, un fichier PDF de bonne qualité est toujours intéressant pour l’archive. Il faut bien être conscient que la plupart des ouvrages ne seront jamais réédités.

L'attrapeur d'images, par Alexandre Kha

Tanibis : Parallèlement à tes albums, tu mènes des projets de microédition avec l'Atelier 15. Cette alternance te permet-elle de te ressourcer ?

Kha : Oui, c'est une façon de retourner à des choses plus essentielles avec des récits expérimentaux. Petits tirages, public confidentiel : ce sont des bouteilles jetées à la mer. Dans mes albums, le dessin est assujetti à l’histoire, c’est très maîtrisé. Avec mes petites publications artisanales, j’aimerais au contraire affranchir mon dessin des contraintes du récit, qu’il soit comme un chien fou qui se libère de ses chaînes.

Tanibis : Quels sont tes projets ?

Kha : Un roman graphique sur le thème de Faust. J’ai beaucoup d’histoires qui dorment sur mes étagères mais c’est long à dessiner. J’aimerais consacrer plus de temps à la bande dessinée. C’est impossible pour des raisons tristement économiques. Et je sais déjà que je ne réaliserai pas un dixième de mes projets.

Le sortilège de la femme-automate, par Alexandre Kha

Notes

Tanibis, un éditeur qui détonne (Tanibis Channel épisode 9)

En mai 2015, nous frappions un grand coup avec la publication de EGG, fruit d'une collaboration haute en couleur entre Aurélien Maury et Gilbert Pinos. Remarqué par la critique, l'album attira notamment l'attention du blogueur Oncle Fumetti qui entreprit de questionner Gilbert Pinos sur la genèse de cet album et les coulisses des éditions Tanibis. Nous vous présentons cet entretien agrémenté de nombreux documents rares ou inédits.

Tanibis, un éditeur qui détonne

Entretien initialement publié en mai 2015 sur le blog Un autre regard, d'Oncle Fumetti.

Tanibis est une maison d'édition qui détonne et étonne. Oncle Fumetti a voulu comme d'habitude en savoir plus. Il s'est adressé à Gilbert Pinos le boss. Voici ses réponses.

Oncle Fumetti : Bonjour Gilbert Pinos. Comme je n'ai rien trouvé sur vous sur internet le mieux c'est que vous présentiez ? Qui êtes-vous ? D'où venez-vous et pourquoi la BD ?

Gilbert Pinos : Par où commencer ? Mon CV est à l'image de ma mémoire : un fouillis pas possible ! Je vais bientôt avoir 70 ans et j'ai à peu près tout fait : vendeur d'autocollants en porte à porte, commercial pour un pisciniste aux USA, journaliste de faits-divers, j'ai aussi entraîné des gamins à boxer... Un sacré parcours, ça ferait une bonne bédé tiens, il paraît que l'autobiographie est à la mode !
L'édition, c'est venu très tard, un peu par hasard, suite à des pépins de santé. Il fallait ralentir un peu. Je me suis dit qu'en bossant dans le culturel je serai plus pépère… tu parles !

O. F. : Parlez nous de Tanibis. C'est une maison d'édition, non ? Vous en êtes le Directeur Commercial ?

G. P. : Au départ, Tanibis était une petite boîte sans envergure créée par une bande d'étudiants mous... je l'ai rachetée en 2006 pour une bouchée de pain à mon retour des États-Unis. Un copain libraire m'avait dit que la bd indépendante était en plein boom à l'époque. J'ai pris le pari… sa librairie a coulé six mois plus tard ! Et moi, j'ai bien déchanté depuis. Je suis directeur commercial mais pas que, en gros c'est moi qui fait tourner la boutique : j'engueule les libraires qui ne font pas leur boulot, je fais patienter les imprimeurs qui réclament des traites, ce genre de choses, vous voyez ? Bon je me fais aussi aider par des petits jeunes. Courir les salons et porter des cartons, à mon âge ce n'est pas raisonnable, eux ça les amuse, alors ! Ils font aussi la mise en page et le site internet. Je suis pas très doué avec l'internet, toutes ces bêtises.

O. F. : Quelle est la ligne éditoriale de Tanibis ? Qu'aimez-vous publier ?

G. P. : La ligne éditoriale de Tanibis… j'avoue que je n'en sais rien. J'ai l'impression qu'il y a beaucoup trop de récits qui tournent autour des rêves ou de récits muets en noir et blanc… C'est à cause de mon stagiaire-directeur artistique, ça. Il a ce genre de goûts un peu… intello-branchouille, comme on dit. Mais que voulez-vous, je suis un vieux machin, je suis un peu largué dans le monde des bulles d'aujourd'hui ! Alors que lui, il est jeune, il comprend mieux ce qui plaît aux gosses. C'est lui qui me montre les projets qui lui plaisent et nous les éditons. Enfin dans la mesure où ce n'est pas trop cher à publier car vous n'avez pas idée de combien les auteurs demandent parfois pour leurs planches !
Personnellement j'ai un faible pour les récits d'aventure à l'ancienne… Avec des personnages bien trempés et une bonne dose d'action. Des ingrédients qu'on retrouve peu dans notre catalogue paradoxalement. C'est peut-être pour ça qu'on les retrouve dans EGG.

Tanibis, un éditeur qui détonne

O. F. : Déjà trois nominations à Angoulême en 15 ans. C est bien non ?

G. P. : C'est bien mais ça ne remplit pas le frigo, les nominations… je préférerais compter trois briques sur mon compte en banque !

O. F. : Vous avez publié Lucas Varela et l'excellent Paolo Pinocchio. Comment rencontre-t-on une telle pépite ?

G. P. : Ah quelle histoire ! Bon, figurez-vous que ma femme avait une cousine dont le fils était très ami avec une petite nana dynamique, Claire Latxague, une étudiante — à l'époque — argentinophile férue de bédé. Voilà qu'elle se présente un beau jour dans nos locaux, tout juste revenue d'Argentine avec un carton à dessin bien rempli. J'étais plutôt sur la défensive je pensais qu'elle venait mendier un poste ou je ne sais trop quoi… Elle avait en fait déniché un paquet d'auteurs argentins lors de son périple là-bas et elle se proposait de nous vendre les droits de leurs projets, moyennant une coquette commission. Rien de moins. Comme personne ne parle espagnol dans la maison, elle s'est aussi proposée de nous les traduire, tout naturellement à « prix d'ami ». En plus, elle avait elle-même rédigé un contrat tout prêt, il n'y avait plus qu'à signer ! Je ne sais pas comment elle s'y est pris, elle a dû nous hypnotiser… Encore aujourd'hui, je ne m'explique pas ce qui s'est passé : elle est repartie comme elle est venue mais avec un très gros chèque. Nous laissant comme deux ronds de flan avec un contrat pour deux albums d'un auteur dont nous n'avions jamais entendu parler — la pépite dont vous parlez — et ses planches que nous étions incapables de lire. Et cerise sur le clafoutis, figurez-vous qu'avec mon pognon elle a ouvert en un temps record sa propre maison d'édition où elle publie les projets qu'elle s'était bien gardé de nous montrer ! Ah il faut reconnaître qu'elle a finement joué ! Enfin, soyons beau joueur, sans rancune !

O. F. : Vous êtes aussi scénariste. Ces jours-ci est sorti EGG avec Aurélien Maury. Parlez-nous de ce projet ? Beaucoup font le lien avec Flash Gordon. Il y a une part de vérité ?

G. P. : Oui probablement mais peu de gens savent que nous n'avons pas inventé Zak Thunder : c'est un personnage inventé par Michel Lelay dans les années 50. Enfin « inventé », à ce niveau on peut parler de plagiat, je pense. Bref, Terry (il signe « Aurélien » mais son vrai prénom est Terrence), en vrai fondu de SF, m'avait montré les histoires de Zak Thunder dans une revue de comics québécoise dont le nom m'échappe, enthousiaste… Moi, ça ne m'a pas transporté, Michel Lelay n'était pas un très très bon dessinateur il faut être honnête. J'ai quand même contacté les ayants droit… Avec leur accord et moyennant une somme rondelette on a pu utiliser le personnage comme on le voulait. Terry voulait le reprendre de façon très révérencieuse… Je l'ai laissé faire en toute confiance. Au bout de plusieurs mois comme je ne voyais rien venir j'ai commencé à m’inquiéter. Et puis il a fallu se rendre à l'évidence : Terry n'avait rien fichu et il était complètement empêtré dans son scénario… Comme d'habitude, j'ai mis les mains dans le cambouis. C'était peut-être une drôle d'idée de ma part… mais nous l'avons bouclé ce bouquin ! C'était une période un peu trouble sur le plan personnel… alors je n'ai pas de souvenirs très précis de la gestation de l'album.

Tanibis, un éditeur qui détonne
Zak Thunder, le pilote de l'espace. Planche tirée de la revue Comète no 3, © Michel Lelay 1956, tous droits réservés.

O. F. : Aurélien Maury avait déjà publié Le dernier cosmonaute. EGG est un pur produit-maison alors ?

G. P. : C'est exact. On pourrait dire que Maury lui-même est un produit maison en fait. C'est mon poulain. Je l'ai repéré lors d'un voyage aux USA. C'est moi qu'il l'ai poussé à faire de la bédé. Depuis il vit en France et fait presque partie des murs de la maison Tanibis. EGG s'est fait en interne en quelque sorte. !

O. F. : Quels sont vos modèles dans la BD ? Que lisiez-vous ou que lisez-vous ?

G. P. : Gamin je lisais bien des comics de poche que mon père me ramenait de ses tournées. Vous savez ces petits formats qu'on vendait en kiosque ou dans les gares… Je crois que c'est de là que vient d'ailleurs le choix du format de EGG, par pure nostalgie pour ces illustrés-là. J'aimais les histoires avec des cowboys, ou les récits de guerre. Des choses un peu « burnées » si vous me passez l'expression.
Quand à la bédé à papa, non merci... Hergé et consor, pfff… Même môme ça me tombait des mains. À la rigueur, je serai plus clément avec Tintin en Afrique : les scènes de tirs sur des animaux m'avaient bien plu. Sinon, ah si, les enquêtes de Gilles Jourdain. Ça, ça me bottait bien… C'était presque du Simenon, avec de belles répliques… et puis les accidents de voitures ! Personne ne démolit une bagnole comme Tillieux !
Plus tard aux States, j'ai rencontré Paul Kirchner car nous fréquentions le même club de tir. Nous sommes assez rapidement devenu de bons copains. Il m'a par exemple initié au maniement du Couteau Bowie en échange de quelques unes de mes fameuses « astuces fiscales », que de bons souvenirs ! Paul faisait de la bédé dans son coin et tout passionné qu'il était il a pu me montrer pas mal de choses, mais j'y étais assez hermétique je l'avoue. Je me souviens juste de Kirby, je n'ai jamais rien lu de lui mais son dessin avait du punch, oui. Comme j'avais cette affaire d'autocollants fantaisistes — c'était la mode en ce temps-là — j'ai bien essayé de l'approcher pour lui proposer de m'en faire quelques uns... Mais il préférait se consacrer à ses âneries !
Et maintenant me voilà éditeur de bande dessinées ! C'est quand même drôle la vie !

Tanibis, un éditeur qui détonne
Paul Kirchner et son futur éditeur Gilbert Pinos, souvenir de Wooster Mountain Shooting Range.

O. F. : Vous emmenez 5 BD sur une île déserte. Alors hormis celles de Tanibis vous emmenez quoi ?

G. P. : Ah non ! Pas de bédé ! J'en vois assez toute la journée. Sur une île déserte j'emporte un whisky, ma casquette et mon chien.

O. F. : Que nous réserve Tanibis dans les prochains mois ?

G. P. : Je vous donne une petite exclu : nous allons publier une suite à the bus, de Paul Kirchner. Fort du petit succès du premier opus (des pages des années 70 que nous avons rééditées), Paul s'est amusé à reprendre son strip. Nous avons assez de nouvelles planches pour faire un beau livre qui paraîtra à la rentrée, pile avant noël.
Avec cet album je me fais particulièrement plaisir car quand j'ai repris Tanibis, j'avais déjà derrière la tête l'idée de rééditer ces planches… C'est un peu un accomplissement.
Enfin après, le nouveau Jesse Jacobs, Honeymoon Safari (ou bien Safari Honeymoon, j'ai un doute. Il faudrait que je demande confirmation à mes garçons !). Je n'ai pas tout compris mais ça n'a pas l'air trop vilain.

O. F. : Merci Gilbert. À bientôt.

Tanibis, un éditeur qui détonne

Tanibis Channel est une production des Studios TanibisTM.

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Entretien avec Paul Kirchner

Continuer à créer et espérer que quelque chose s’ensuive

En novembre 2015, Paul Kirchner est de retour avec le bus 2, recueil de 48 nouveaux strips dessinés entre 2013 and 2015. En 2014, Stefan van Dinther et Eric van der Heijden se sont entretenus avec Paul Kirchner pour le magazine néerlandais Zone 5300. L'entretien a été réalisé par e-mail, la retranscription a été relue et corrigée par Paul Kirchner. La traduction de l’anglais a été effectuée par Hugo Polizzi.

Entretien également disponible en anglais.

Paul Kirchner, Autoportrait

Zone 5300 : Nous avons lu différentes choses au sujet de vos origines sur internet. Êtes-vous né en Allemagne ou à New Haven dans l’État du Connecticut ? Est-ce que vous percevez une influence de vos origines européennes sur votre travail ?

Paul Kirchner : Je suis né à New Haven dans le Connecticut. J’ignore comment l’autre rumeur est née. C’est mon arrière-grand-père qui est venu au monde en Allemagne.

Zone 5300 : Êtes-vous issu d’une famille d’artistes ?

P.K. : Oui, mes deux parents avaient des prédispositions artistiques. Mon père était « l’artiste de sa promotion » au lycée et il a intégré l’école d’art du Maryland après avoir obtenu son diplôme du secondaire. Pourtant, pendant la Grande Dépression, il est tombé sur des artistes qui vendaient leurs peintures dans la rue, pour pas un sou. Ces dernières étaient meilleures que ce qu’il s’imaginait pouvoir faire lui-même. Il a alors douté de sa capacité à gagner sa vie comme artiste et est devenu médecin.
Ma mère, qui est franco-canadienne, a été diplômée de l’école des beaux-arts de Montréal et a travaillé comme illustratrice médicale avant de se marier avec mon père.

Un homme, un bus
le bus 2

Zone 5300 : Vous travaillez de nouveau sur le bus après une pause de presque 28 ans. Avez-vous glané des idées de gags pendant ce laps de temps ? Avez-vous eu du mal à reprendre où vous vous étiez arrêté ?

P.K. : Je ne cherchais aucunement à avoir des idées. À vrai dire, j’en étais même venu à douter de mon aptitude à trouver des idées de ce genre. Je me disais que la bizarrerie en bandes dessinées était peut-être le privilège de la jeunesse, tout comme le rock. Au milieu des années 1980, j’ai cessé de travailler sur le bus ; j’avais beaucoup à faire avec mon activité commerciale, la conception de jouets et la publicité. Ces dernières années, mon activité en freelance a ralenti de manière préoccupante en raison de la récession économique. Dans les années 1970 et 1980, époque où je n’étais pas encore sous contrat, j’ai eu l’occasion de dessiner des bandes dessinées et de les vendre à des revues telles que Heavy Metal, High Times et Screw. Il me restait toujours cette alternative. Les magazines ne sont plus un marché porteur, mais j’ai senti que je devais essayer de relancer le bus et voir si quelqu’un était susceptible de le publier [1]. J’ai pensé que ce projet avait ses chances. Il y a eu un regain d’intérêt suite à la publication de l’anthologie de Tanibis et j’ai reçu des mails de fans des quatre coins du monde. L’ego d’un artiste étant insatiable, c’était très gratifiant.
Je n’étais pas certain de pouvoir reprendre ce travail, mais lorsque j’ai recommencé à me concentrer sur le bus, sans autre projet sur le feu, les idées ont commencé à germer. Comme par le passé, je me suis mis à prendre en note chacune des drôles d’idées qui me passaient par la tête, aussi insolites soient-elles. Je conserve ces idées dans un dossier et je les consulte régulièrement pour voir si je peux creuser l’une d’entre elles. Parfois, une idée qui ne suffit pas à elle seule fonctionne lorsqu’on la combine à une autre. Mais le plus beau, c’est lorsqu’une idée totalement achevée me vient à l’esprit ; cela arrive de temps à autre.
Le fait de travailler sur les nouveaux strips du bus a amélioré mon état d’esprit, dégradé par la rareté des contrats rémunérés. Dessiner de nouveaux strips du bus me permettait au moins de parachever un travail. En tant qu’artiste, on doit continuer à créer et espérer que quelque chose s’ensuive.

Zone 5300 : Selon vous, ces nouveaux épisodes se distinguent-ils de ceux que vous avez faits pour Heavy Metal ?

P.K. : Claude Amauger, éditeur chez Tanibis, y constate de nouvelles thématiques, mais globalement, il considère qu’elles « rendent » comme si je les avais enfouies depuis les années 1980. J’ai essayé de maintenir un rapport cohérent avec les anciens strips. Les autobus modernes ne ressemblent plus à ceux d’il y a 30 ans, mais je ne pouvais me résoudre à remanier le bus (les nouveaux sont rectangulaires et n’ont aucun cachet ; difficile de distinguer l’avant de l’arrière). Le protagoniste, le passager, est resté identique — mais on voit toujours ce look aujourd’hui — et j’ai remis les vêtements et les coiffures des personnages secondaires au goût du jour. Je me souviens des comic strips que je lisais dans les journaux, étant jeune. L’apparence des personnages était immuable et ils portaient leurs habits des premiers strips, même si ces derniers remontaient à 30 ou 40 ans. Vous verrez ce dont je parle si vous jetez un œil à Bringing Up Father (La Famille Illico), Mutt and Jeff ou They’ll Do It Every Time. Leurs styles dataient d’une époque révolue ; ce n’est pas ce que je voulais faire.
Une chose a changé et j’ose espérer qu’elle n’est pas perceptible : avant, j’avais recours à une plume Gillot 170 et une encre de Chine sur un papier vélin 3 plis Strathmore. Toutefois, la qualité du papier n’est plus vraiment ce qu’elle était et je ne peux plus utiliser ces stylos d’un autre temps parce que le tracé bave affreusement. Désormais, je fais mes encrages avec un feutre « PITT artist pen » de Faber-Castell à la pointe extrafine. Ceci a bien fonctionné.

the bus
the bus 2 — making of

Zone 5300 : Voyez-vous un mûrissement artistique dans les épisodes de le bus que vous avez fait pour Heavy Metal ?

P.K. : La facture varie considérablement entre les dix premiers strips et ceux qui ont suivis. Les dix premiers étaient des échantillons que j’avais réalisés pour un quotidien. Je m’attendais à une impression de grandes dimensions, c’est pourquoi je les ai dessinés sur deux pages (35,6 cm x 50,8 cm) et encrés d’un trait fin. Lorsque ces épisodes ont été publiés dans Heavy Metal, leur taille avait été réduite d’environ 35 % et le trait n’était pas assez épais. J’ai continué de travailler dans ce format, mais j’ai réalisé mon encrage avec un trait plus épais.

Zone 5300 : Vous avez déclaré dans l’interview de The Comics Journal [2] que vous étiez influencé par l’art et le cinéma surréalistes. Prenez-vous aussi les bandes dessinées comme source d’inspiration pour le bus ? Vous estimez-vous au courant des développements récents du marché de la bande dessinée ?

P.K. : Au jour d’aujourd’hui, je ne suis plus en phase avec l’industrie de la bande dessinée. Ma fille m’a montré Sandman, la série des années 1990 de Neil Gaiman dont j’admire les scenarii et le dessin. Puis, Frank Miller m’a fait grande impression avec Sin City et 300, davantage qu’avec son Batman. Je n’ai pas vu grand-chose d'autre qui m’ait réellement émerveillé, mais il y a beaucoup de choses que je n’ai pas vues…
Après avoir relancé le bus, je l’ai soumis à High Times pour voir s’ils étaient intéressés. Ils ont décidé de ne pas donner suite à ce projet mais ils m’ont quand même demandé de relancer le personnage de Dope Rider que j’avais créé pour eux dans les années 1970 et de publier une page tous les mois. Cela fait maintenant plus d’un an. Ils sont très enthousiastes et me disent qu’ils adorent son aspect « vintage ». Cela dit, étant moi-même une personne « vintage », c’est la seule façon de dessiner que je connaisse.

Dope Rider is back
The Dope Rider, également de retour

Zone 5300 : Nous sommes curieux de savoir quels sont les épisodes de le bus que vous préférez et d’entendre ce que vous pouvez nous en dire.

P.K. : En revoyant mes strips, il y en a certains pour lesquels il m’est facile de repérer d’où provenait l’idée de départ. Si je reprenais la série du début, je suis persuadé que ces idées-là me reviendraient à l’esprit. Pourtant, il y a d’autres strips pour lesquels je me demande « D’où m’est venu cette idée ? Comment y ai-je pensé ? » quand je les vois ; ce sont ceux que je préfère.
Par exemple, celle dans laquelle le bus s’arrête au bord d’un pont écroulé et s’embouteillant, les voitures commencent à klaxonner ; celle dans laquelle le chauffeur peint un bus qui, une fois parti, laisse un espace blanc sur lequel le chauffeur se met à peindre un nouveau bus ; celle dans laquelle le bus pose pour Playboy ; celle dans laquelle l’homme qui attend le bus est un pantin en papier que le chauffeur remplace par un homme assis, personnage découpé qu’il va chercher dans une zone de stockage d’autres pantins en papier ; l’agent de circulation orientant des bus qui arrivent dans tous les sens, horizontalement et verticalement.
Je suis aussi terriblement séduit par plusieurs des nouveaux épisodes. Je suis content quand ils font rire ma femme aux éclats, puisqu’elle est toujours prête à me le faire savoir quand elle estime que l’un d’entre eux coince.

the bus, by Paul Kirchner
the bus

Zone 5300 : Comment vous expliquez-vous qu’en ce moment votre travail soit réévalué ?

P.K. : Le mérite revient en grande partie au raffinement de l’édition publiée par Tanibis, ayant fait paraître mes travaux dans une qualité bien supérieure à ce qu’avait fait Ballantine dans sa collection de 1987, mais également au degré d’attention que les strips ont retenu sur internet.
Internet est un outil à double tranchant. D’une part, il permet à de nombreuses personnes de consulter votre travail. D’autre part, il minimise les chances d’être rétribué en retour. Les internautes s’attendent à accéder gratuitement à tous les contenus. Aujourd’hui, les auteurs de bandes dessinées déposent leur travail sur internet et prient pour que cela mène à quelque chose, mais en attendant, ils doivent avoir une autre source de revenu. Il y a 30 ou 40 ans, quand les revues prospéraient encore, on pouvait faire des bandes dessinées et toucher un salaire en échange, c’était le bon temps !

Zone 5300 : Dans l’interview de The Comics Journal vous avez déclaré avoir été déçu du texte de Janwillem van de Wetering pour Murder by Remote Control (pour ce que cela vaut : nous avons lu récemment le livre et n’avons pas trouvé que le texte était trop explicatif). Vous espériez que sa plume ait porté le livre à un autre niveau. Comment l’aviez-vous imaginé ?

P.K. : À l’époque, j’avais espéré que l’écriture donnerait à l’histoire un degré de profondeur supplémentaire. Pourtant j’ai senti que le texte n’ajoutait que peu d’informations à ce qui pouvait être compris en regardant les dessins — voilà ce que j’entendais par explicatif.
C’était ma première impression, que j’avais toujours au moment de l’interview du Comics Journal. Pourtant, j’ai relu récemment le récit qui va être réédité par Dover Publications en 2016 et, avec un regard neuf, je me suis rendu compte que j’aimais le style dépouillé de l’écriture.
J’étais déçu que le livre n’ait pas plus fait parler de lui et qu’il n’ait généré aucunes royalties pour moi, mais simplement une modeste avance de 12 $ par page. J’avais le sentiment de m’être investi pendant une année dans un projet sans obtenir grand-chose en retour. Mais l’écriture n’avait peut-être rien à voir avec cela. On jette les dés à chaque fois qu’on entreprend un projet créatif. On ne sait jamais quel accueil va recevoir son travail.
Du côté du positif, j’ai noué une amitié durable avec Janwillem, qui était une personne fascinante et qui m’a influencé à bien des égards. Il a une place dans ma shortlist des personnes vraiment remarquables que j’ai connues. Nous nous sommes régulièrement écrits jusqu’à ce qu’il nous quitte et ma femme et moi lui rendions très souvent visite dans le Maine.

Zone 5300 : Les visions de Jim Brady sont hautement visuelles, le livre, dans sa totalité, est hautement visuel. Cet aspect est-il issu de votre collaboration, ou était-il de votre propre cru ?

P.K. : L’aspect visuel vient de moi, mais je suis sûr que Janwillem voulait que j’aille dans ce sens, puisque c’était mon comic strip — Dope Rider — qui l’avait poussé à travailler avec moi. J’ai conservé son premier synopsis de l’intrigue, décrivant certaines de ses idées pour le visuel. En haut, il a noté : « C’est l’idée, il me semble, mais tu es libre d’y renoncer et de l’améliorer, je t’invite même à le faire ; les bulles émanant de ton subconscient sont tellement plus claires que les miennes. »

Murder by remote control
Murder by Remote Control

Zone 5300 : Le passage d’une scène à l’autre se fait très rapidement et de manière soudaine. Aviez-vous une raison pour vous y prendre ainsi ?

P.K. : Dans Dope Rider, je changeais brusquement de situations pour refléter la fugacité des pensées ou des états d’esprit, et j’ai appliqué cette méthode à Murder by Remote Control.

Zone 5300 : Nous sommes de grands fans de la série Twin Peaks et nous voyons chez Jim Brady, une sorte de précurseur de l’agent Cooper. Que pouvez-vous nous en dire ?

P.K. : J’ai bien peur de n’avoir jamais vu Twin Peaks. Je ne regarde pas beaucoup la télévision, y compris les bonnes émissions dont tout le monde parle. Je ne veux pas avoir l’air d’une personne qui se vante de ne pas regarder la télévision, c’est simplement que je n’en ai jamais pris l’habitude.

Zone 5300 : Et avez-vous des projets pour réinsuffler la vie à Jim Brady ?

P.K. : Nous avons eu beaucoup de mal à trouver un éditeur américain pour Murder by Remote Control. Un d’entre eux nous a dit que c’était trop européen, pas adapté au marché américain. Un autre nous a affirmé que cela lui rappelait Fritz the Cat, probablement la seule autre bande dessinée sans super-héros dont il connaissait l’existence. Nous avons été très soulagés de signer un contrat avec Ballantine au final. Une fois l’accord conclu, Janwillem a immédiatement voulu faire une suite, il m’a même envoyé un synopsis. Mais je n’avais pas l’énergie de me replonger dans un si gros projet et de toute façon, j’étais occupé par d’autres choses. Maintenant, sans Janwillem dans les parages, je ne m’imagine pas réaliser seul la suite.

Zone 5300 : Considérez-vous le bus comme votre meilleur œuvre ?

P.K. : C’est le travail pour lequel je suis le plus connu, donc l’idée qu’il s’agirait de ma meilleure œuvre peut faire consensus. En ce qui me concerne, je ne le vois pas ainsi. J’ai réalisé une grande variété de types de travaux, certains illustrent mes intérêts les plus personnels et d’autres répondent à des missions commerciales. J’ai pris du plaisir et trouvé de la satisfaction dans chacun d’eux.

Zone 5300 : Vous êtes passé de la bande dessinée à l’industrie du jouet, mais lorsqu’on observe les bandes que vous avez dessinées, ceci ne semble pas être une reconversion logique. Pouvez-vous éclaircir ce point ?

P.K. : J’ai commencé assez tôt à travailler pour l’industrie du jouet, vers 1980. Le directeur artistique d’une entreprise de fabrication de jouets avait vu une couverture que j’avais faite pour Screw ; il en a apprécié le style et il a voulu me rencontrer pour discuter d’un projet : une ligne de figurines militaires appelée l’Eagle Force. J’y ai travaillé pendant plus d’un an. L’entreprise a fait faillite, puis les gens avec qui j’avais travaillé sont partis dans d’autres entreprises et ont continué à faire appel à moi pour de l’illustration, du design et de la conception-rédaction. En fin de compte, toutes les entreprises pour lesquelles j’ai travaillé ont mis la clef sous la porte et toutes les personnes que j’ai connues ont pris des chemins différents ; c’est ainsi que j’en ai terminé avec ce domaine d’activité.

Paul Kirchner, the Wheeled warriors
The Wheeled Warriors — Extrait d'une bande dessinée pour une entreprise de jouets

Zone 5300 : Vous avez également écrit plusieurs livres de non-fiction, alors que vous aviez déclaré dans l’interview de The Comics Journal que vous n’étiez pas toujours satisfait de votre écriture pour le bus. Avez-vous plus de mal à écrire de la fiction ou de la non-fiction ?

P.K. : Je crois n’avoir aucun talent comme écrivain de fiction — mon écriture est trop explicative, pour réutiliser ce mot. Si je peux avoir des idées d’histoires, je préfère les calquer au minimum sur la réalité. C’est parce que j’aime approfondir des sujets qui m’intriguent et présenter d’une façon claire et plaisante ce matériau au lecteur, qu’il m’a semblé plus facile d’écrire de la non-fiction.

Zone 5300 : Vous avez toutes les compétences d’un professionnel américain de la bande dessinée, mais nous sentons que vous avez l’âme d’un artiste indépendant. Ceci donne l’impression d’une légère dichotomie dans votre œuvre. Qu’en pensez-vous ?

P.K. : À l’origine, j’espérais devenir dessinateur professionnel pour Marvel ou DC, mais je ne semblais pas fait pour cela. La plus honorable des tâches dans le domaine du comics consistait à dessiner des super-héros, mais cela ne m’intéressait pas. Les planches devaient être dessinées sous un agrandissement de 150 %, mais moi je préférais travailler avec un agrandissement de 200 %. Mes dessins n’étaient pas aussi raffinés qu’ils auraient dû l’être. Pendant que d’autres dessinateurs pouvaient produire plusieurs pages par jour, finir de crayonner une page me prenait plusieurs jours ; j’étais trop lent. Donc, l’idée de faire de l’art selon ma propre vision me séduisait, mais j’ai toujours travaillé lentement et remis les choses au lendemain.
En me mettant à accomplir des missions commerciales, mes habitudes de travail se sont considérablement améliorées. J’avais une tâche spécifique, les directeurs artistiques me faisaient part de leurs retours, les délais m’ont forcé à travailler efficacement et le job était bien payé. Quand je remplis des missions commerciales, je suis moins anxieux et je ne me reproche pas mon manque de productivité à longueur de journées. C’est la raison pour laquelle, lorsqu’on a commencé à me proposer des contrats de travail permanents, j’ai mis mes projets personnels en suspens. J’entends bien que cela ne donne pas l’impression d’un artiste dans l’âme, mais j’avais une famille à nourrir.

Notes

  • [1] Les nouveaux strips du bus ont finalement été publiés dans divers magazines aux États-Unis (Tin House Magazine, Heavy Metal) et en Europe (Zone 5300, Aaarg!, Focus Vif).
  • [2] Paul Kirchner’s Apocalyptic Sensibility, entretien avec James Romberger.

Zone 5300 est depuis 1994 le principal magazine néerlandais de bande dessinée alternative. Paraissant quatre fois par an, imprimé en couleurs sur papier glacé, le magazine entend fait connaître à son lectorat le travail d'auteurs de bandes dessinées venant du monde entier.
Merci à Stefan van Dinther, Eric van der Heijden et Hugo Polizzi.

An interview with Paul Kirchner

Keep creating and hope something comes of it

In November 2015, Paul Kirchner is back with the bus 2, a collection of 48 new strips drawn between 2013 and 2015. In 2014, Stefan van Dinther and Eric van der Heijden interviewed Paul Kirchner for the Dutch magazine Zone 5300. The interview was conducted via email and Paul Kirchner copy-edited the transcript.

This interview is also available in French.

Paul Kirchner, Self Portrait

Zone 5300 : About your descent we read different things on the internet. Were you born in Germany or in New Haven, Connecticut ? Do you see the influence of your European descent in your work ?

Paul Kirchner : I was born in New Haven, Connecticut. I don't know how the other rumor got started. It was my great grandfather who was born in Germany.

Zone 5300 : Do you come from an artistic family?

P.K. : Yes, both my parents had artistic ability. My father was the "class artist" when he was in high school and enrolled in the Maryland Institute of Art after graduating. This was during the Depression, though, and he saw artists in the streets trying to sell paintings that were better than he could imagine doing himself, and they were asking almost nothing for them. He doubted his ability to make a living as an artist and became a doctor instead. My mother, who is French-Canadian, graduated from the School of Fine Arts in Montreal and worked as a medical illustrator before marrying my father.

One man, one bus
the bus 2

Zone 5300 : After a break of about 28 years you’re working on the bus again. Have you been collecting ideas for gags in the years between? Was it difficult to pick up where you left off?

P.K. : I hadn't been thinking of ideas at all; in fact, I had come to doubt my ability to come up with ideas of this sort. I thought that weird comics were perhaps the domain of the young, like rock music. In the mid-1980s I stopped doing the bus because I had become busy with commercial work, toy design, and advertising. In recent years, due to the downturn in the economy, my freelance work has slowed down to a worrying extent. In the 1970s and 1980s, when I didn't have an assignment, I would draw up cartoons and sell them to magazines such as Heavy Metal, High Times, and Screw. I always had that option. The magazine industry is not a good market anymore, but nevertheless I felt I should try to relaunch the bus and see if anyone would publish it [1]. I felt it had a chance. There was renewed interest after the publication of the Tanibis anthology and I was getting fan mail from all over the world. The artist’s ego is always hungry, so that is very gratifying. I wasn’t sure I could still do it, but once I began to focus on the bus again, with no other projects to think about, ideas began to come. As I did in the past, I began jotting down every odd idea that popped into my head, however strange. I keep the ideas in a file and look through it regularly, to see if any can be developed. Sometimes an idea that is insufficient on its own will work when you combine it with another idea. Best of all is when an idea appears in my mind fully realized, which happens now and then. Working on the new bus strips has improved my mood, which had been down due to the shortage of paying assignments. At least in drawing new bus strips I was accomplishing something. As an artist you have to keep creating and hope something comes of it.

Zone 5300 : Do you feel that the new episodes differ from the ones you’ve made for Heavy Metal ?

P.K. : Claude Amauger, the publisher at Tanibis, says he detects some new themes, but all-in-all he thinks they look as if I had hidden them away since the 1980s. I’ve tried to maintain a seamless connection to the earlier strips. Today’s buses no longer look the way they did 30 years ago, but I couldn’t bear to change the bus. The new ones are boxy and have no personality. You can hardly tell the front from the back. The main character, the Commuter, looks the same, but his look is one you still see and I have updated the way the other passengers dress and wear their hair. I remember the newspaper comic strips of my youth, where the characters all looked and dressed the same way they had when the strip originated, even if it was 30 or 40 years earlier. If you look up Bringing Up Father, Mutt and Jeff, or They’ll Do It Every Time you’ll see what I mean. The styles were stuck in a bygone age. I didn’t want to do that. One thing that has changed, and I hope it’s not noticeable, is that I used to work with a Gillot 170 pen and India ink on Strathmore 3-ply vellum paper. The quality of the paper is not nearly what it used to be, though, and I can no longer use the old-fashioned pen because the line bleeds terribly. I now ink with Faber-Castell’s “Pitt” artist pen with the superfine point. This has worked out well.

the bus
the bus 2 — making of

Zone 5300 : Do you see an artistic development within the episodes of the bus that you made for Heavy Metal ?

P.K. : The biggest difference in the look of the bus is between the first ten strips and those that came after. The first ten I did as samples for a weekly newspaper and expected them to be printed large, so I drew them twice-up—14” x 20”—and inked them with a fine line. When they appeared in Heavy Metal, they were reduced to about 35 percent, and the linework was too delicate. I continued to work at the same large size, but inked the art with a heavier line.

Zone 5300 : In The Comics Journal [2] interview you talked about being influenced by surrealistic art and cinema. Are there currently also comics that you use as an inspiration for the bus. Do you feel you’re still in touch with the developments within the comic business ?

P.K. : I’m out of touch with the comic industry these days. My daughter has introduced me to Neil Gaiman’s Sandman series from the 1990s, and I admire the stories and artwork. I was also very impressed with Frank Miller’s Sin City and 300, much more so than his Batman. I haven’t seen much else that really grabbed me, but then there is a lot I haven’t seen. After I relaunched the bus, I submitted it to High Times to see if they were interested. They didn’t choose to run it, but they did ask me to relaunch the Dope Rider character I did for them in the 1970s and to do a page a month. I've now been doing the strip monthly for over a year. They’re very excited about it and tell me they love its “vintage” look. Of course, as a vintage person, it’s the only way I know how to draw.

Dope Rider is back
Dope Rider is back

Zone 5300 : We are very curious to find out what your personal favorite episodes of the bus are and what you can tell us about these episodes.

P.K. : Looking through the strips, there are some in which I can easily understand where the idea came from. If I were starting the series over again from the beginning, I’m sure these same ideas would occur to me. There are other strips, though, that I look at and wonder, “Where did that idea come from? How could I have thought of that?” Those are my favorites. For example, the one where the bus stops at the edge of a broken bridge and the traffic behind it begins honking; the one where the bus driver is painting a bus and then it drives away, leaving blank space on which he begins painting a new one; the one where the bus poses for a photo spread in Playboy; the one where the man waiting for the bus is a cut-out that the driver replaces with a sitting man from a storage area of other cut-outs; the traffic cop directing buses coming from all directions, horizontal and vertical. I am also very excited about several of the new ones. I am pleased when they make my wife laugh out loud, as she is always willing to let me know when she thinks one isn’t working.

the bus, by Paul Kirchner
the bus

Zone 5300 : Do you have an explanation why at this moment your work is being re-appreciated?

P.K. : I attribute it mostly to the exquisite edition put out by Tanibis, which reproduced them at much higher quality than did Ballantine in the 1987 collection, and also the amount of attention the strips have gotten on the internet. The internet is a two-edged sword. On the one hand, it enables many people to see your work. On the other hand, it has made it more difficult to get paid for it. The internet audience expects to get everything for free. Cartoonists today put their work on the internet and hopes it leads to something, but meanwhile they must have another source of income. How great it was 30 or 40 years ago, when magazines still thrived, to be able to do cartoons and get paid for them!

Zone 5300 : In The Comics Journal interview you talked about being disappointed with Janwillem van de Wetering's scripting for Murder by Remote Control (for what it’s worth: when we read the book recently we didn't think the writing was too expository). You had hopes that his writing would take the book to a new level. In what way had you imagined that?

P.K. : At the time, I had hoped that there would be a deeper level to the story that would come out in the writing and I felt the text added little that couldn’t be understood from just looking at the artwork—that’s what I meant by expository. That was my initial impression, and one which I held onto afterward. However, I recently reread the story as it is going to be reprinted by Dover Publications in 2016, and, coming to it fresh, I found I liked the spare quality of the writing.

I was disappointed that the book didn’t make much of a splash and generated no royalties for me, only a modest advance that worked out to $12 a page. I felt I had invested a year in a project with very little to show for it. But the writing may have had nothing to do with that. You are rolling the dice on any creative endeavor. You never know how it will be received by the public.

On the positive side, I formed a lasting friendship with Janwillem, who was a fascinating person and who influenced my outlook in many ways. He is on the short list of truly remarkable people I have known. We corresponded regularly up to his death and my wife and I visited him at his place in Maine many times.

Zone 5300 : The visions of Jim Brady are very visual, the entire book is very visual. Did you make up the visions together with Janwillem, or was that just you?

P.K. : The visuals are mine, but that’s definitely the direction Janwillem wanted me to take, as it was my Dope Rider comic strip that inspired him to work with me. I still have his initial plot outline, which describes some visual ideas. At the top of it he wrote, “the idea, methinks, but you’re free to discard & improve, in fact I invite you to for your bubbles from the Subconscious are so much clearer than mine.”

Murder by remote control
Murder by Remote Control

Zone 5300 : The changes from scene to scene are very fast and kind of sudden. Did you have a reason for this approach?

P.K. : In Dope Rider, I abruptly change situations to reflect fleeting thoughts or moods, and I applied that approach to Murder by Remote Control.

Zone 5300 : We are big Twin Peaks-fans and we see in Jim Brady a kind of precursor of Agent Cooper. Can you relate to that?

P.K. : I’m afraid I’ve never seen Twin Peaks. I don’t watch much television, even the good programs everyone talks about. I don’t mean to sound like I’m bragging about not watching television, it’s just that I’ve never gotten in the habit of it.

Zone 5300 : And do you have plans to breathe life into Jim Brady again?

P.K. : We had a lot of difficulty placing Murder by Remote Control with an American publisher. One said it was too European, not suitable for the American market. Another said it reminded him of Fritz the Cat, evidently the only non-superhero comic he was aware of. It was a relief when Ballantine finally gave us a contract. Once we had the deal, Janwillem immediately wanted to do a sequel and even sent me a plot outline. However, I couldn't work up the energy to plunge into such a big project again and anyway I had gotten busy with other things. Now, without Janwillem around to collaborate, I can't imagine doing it alone.

Zone 5300 : Do you consider the bus as your best work ?

P.K. : It’s the work I’m best known for, so the consensus may be that it’s my best work. As for me, I don’t look at it like that. I’ve done a lot of different sorts of work, some of it representing my more personal interests and some to meet commercial assignments. I find enjoyment and take satisfaction in all of it.

Zone 5300 : You changed from making comics to working for toy factories, but when one looks at the comics you drew, that doesn't seem like a very logical step. Can you explain this ?

P.K. : My association with toy companies started early, around 1980. An art director at a toy company saw a cover I did for Screw, liked the style of it, and wanted to meet me to talk about a project, a line of toy soldiers called the Eagle Force. I worked on that for over a year. After the company went bankrupt the people I had worked with went to other companies and continued to hire me for illustration, design, and copy writing. Eventually, all the companies I worked for went out of business and all the people I knew went in other directions, so that line of work ended for me.

Paul Kirchner, the Wheeled warriors
The Wheeled Warriors — From a crazy comic strip for a toy company

Zone 5300 : You have also written several non-fiction books, whereas also you said in The Comics Journal interview that you are not always satisfied with your writing for the bus. Is it harder for you to write fiction than non-fiction ?

P.K. : I don’t feel I have talent as a fiction writer—my writing is too expository, to use that word again. I can come up with story ideas but prefer that they have minimal copy. I find it easier to write non-fiction because I enjoy researching topics that interest me and presenting the material to the reader in a clear and interesting way.

Zone 5300 : You have the skills of an American comics professional, but we feel you have the heart of an autonomous artist, which feels like a bit of a split in your work. Can you relate to that ?

P.K. : I originally hoped to be a regular comic artist, working for Marvel or DC, but I didn’t seem to be suited for it. The most prestigious work in the comics field was drawing superheroes, and that didn’t interest me. The comics had to be drawn at a 150-percent enlargement, while I preferred working at 200 percent. My drawing was not as polished as it needed to be and I was too slow. Others could draw several pages a day, while it could take me several days to finish penciling a page. So I gravitated to doing my own art, but I always worked slowly and procrastinated over it. When I began to get commercial assignments, I found my work habits improved greatly. I had a specific task, the art directors provided feedback, the deadlines made me work efficiently, and the work paid well. When doing commercial assignments I have less angst and am not always kicking myself for my lack of productivity. This explains why I put my own projects aside when I began getting steady assignments. I understand that that doesn’t sound like the spirit of the true artist, but I had a family to support.

Notes

  • [1] The new bus strips were finally published in various magazines in US (Tin House Magazine, Heavy Metal) and Europe (Zone 5300, Aaarg!, Focus Vif).
  • [2] Paul Kirchner’s Apocalyptic Sensibility, interview by James Romberger.

Zone 5300 is Holland’s leading alternative comics magazine since 1994. The magazine appears four times a year in full color on glossy paper. It takes pride in presenting comic creators from all over the world to its readership.
Many thanks to Stefan van Dinther and Eric van der Heijden.

Sept questions à L.L. de Mars

La différence entre un philosophe et un bout de bois avec des moustaches

Sept questions à L.L. de Mars à l'occasion de l'édition de l'intégrale de ses Pingouins, disponible ces jours-ci dans toutes les bonnes librairies.

Pingouins, par L.L. de Mars

Le moins qu'on puisse dire est que ton travail a énormément évolué depuis cette série de pingouins, dessinée nous-semble-t-il à la fin des années 90. Quel regard portes-tu sur eux aujourd'hui ?

L.L. de Mars : Comme celui que je porte sur tout mon travail passé, qu'il soit du mois dernier ou qu'il ait quinze ans, tu sais : il constitue, sans que j'aie à chercher à lui donner une position hiérarchique, un moment, participant d'un grand mouvement plus général. Je ne sais pas plus par où il s'assemble à Betty, par où son écriture a été nécessaire pour rendre possible Prières, que je ne sais par où mes lectures de jeunesse ont ouvert mes lectures d'homme mûr ; mais je sais que c'est, au bout du compte, un des sillons que je me suis tracé — peu importe qu'il soit conscient ou non — pour aller de tel point à un autre.

Quand bien même je n'aurais dessiné ça que pour y échapper ensuite, ce serait déjà un passage. Les imperfections sont des notions floues, transitoires, dont il vaut mieux ne pas s'encombrer. Quand aux formes d'humour que j'y développais, elle sont encore très proches de certains aspects de mon travail actuel.

Pingouins, par L.L. de Mars

Tu mets en scène une banquise peuplée de pingouins, mais on n'a pas l'impression que tu es mû par un grand intérêt pour l'ornithologie. C'est manifestement la comédie humaine que tu croques… Te rappelles-tu comment t'es venue l'idée de transposer la société des hommes chez les alcidés ?

L.L. de M. : Par urgence ; un grand espace vide pour décor, pas de couleurs à mobiliser pour les personnages. Je faisais ça pour dérider une amie qui sombrait dans une grave dépression et je devais aller thérapeutiquement très vite pour précéder la pendaison de trois ou quatre longueurs. Il faut croire que cette paresse du dessin est contagieuse : quelques années plus tard, d'autres types sans imagination se sont mis à dessiner des pingouins dans les pages mêmes du magazine où elles avaient été publiées (Spirou). Comme il n'y avait plus rien à simplifier du dessin, mes suiveurs ont simplifié l'humour pour l'adapter à la compréhension d'un singe habillé. « Ils volent de nos propres ailes » disait Degas de ce genre de zozos.

Pingouins, par L.L. de Mars

Le sous-titre « une sorte d'intégrale mais qui sait ce que nous réserve l'avenir » présage-t-il d'une possible reprise ?

L.L. de M. : Je me méfie par principe de toute déclaration d'auteur affirmant qu'il ne refera plus tel ou tel truc. Le plus inconstant des auteurs que je connaisse étant moi-même, je me méfie d'autant plus.

Pingouins, par L.L. de Mars

Continues-tu le dessin d'humour, parallèlement à la bande dessinée ?

L.L. de M. : Je ne sais pas si ce que je dessine pour la presse d'extrême gauche est drôle ou pas (c'est souvent assez triste, quand même, et les sujets que ça accompagne sont généralement glauques et violents), mais disons que ce serait ça, aujourd'hui, l'endroit où je continue à exercer ce genre de dessin. Mais je ne crois pas avoir fait un seul album duquel l'humour soit absent, c'est assez central dans ma façon de conduire un récit, même le plus grave. C'est important comme mouvement intérieur à toute formulation. Ça n'a pas besoin d'être démonstratif (rien à voir avec l'injonction connarde à faire marrer qui s'établit en règle dans la production de bande dessinée). Ça a besoin d'être là. De dessiner le périmètre. Je me méfie de la gravité qui ne se trouve pas elle-même ridicule, comme je méprise tout esprit qui pontifie ses gammes techniques avec le plus grand sérieux ; c'est tout ce qui fait la différence entre un philosophe (Deleuze) et un bout de bois avec des moustaches (Heidegger). C'est valable dans l'autre sens : j'ai une horreur absolue de la bd dont le labeur est de faire marrer, de faire mouche, de fabriquer de la congrégation de rieurs. Sale métier, franchement.

Pingouins, par L.L. de Mars

Par quel étrange concours de circonstances des planches de bande dessinée mettant en scène les pingouins se sont-ils retrouvés dans Spirou et l'Écho des savanes, presque 10 ans après la première série de dessins ?

L.L. de M. : Dans Spirou, il y en a eu très tôt (les planches en couleurs, c'était en fait un retour tardif dans le magazine, juste pour complaire à mon nigaud de fils dont les copains de classe ne croyaient pas que son père faisait vraiment de la bd. Les copains ont pu voir et moi j'ai pu retourner à des travaux moins futiles) ; au départ, un gars de Spirou était passé à Saint-Malo au festival, l'année-même de la première publication chez [Treize étrange]. Il m'avait demandé des pages pour une rubrique dont j'oublie le nom (je ne suis pas lecteur, je ne l'ai jamais été). Quelques semaines de suite, ils ont passé les rares planches supposément intelligibles par un lecteur de Spirou (ce qui est une erreur, bien entendu ; si vous faites lire à un enfant seulement ce que vous imaginez qu'il peut comprendre, non seulement vous manquez d'imagination, mais ça l'empêche, lui, de comprendre autre chose que ce que vous lui assignez. Voilà donc une prophétie auto-réalisée). Pour l'Écho, c'est une autre histoire, bien qu'elle y soit liée : parce qu'une planche publiée dans Spirou (celle avec les frigos) avait été lue et appréciée par Hervé Desinge, il m'avait fait appeler chez moi pour m'inviter à bosser pour l'Écho (bon sang qui lui a filé mon numéro ? Je suis sur liste rouge, bordel !). J'ai fait part de mon étonnement en apprenant que ça existait encore. On m'a dit que oui, ça existait, et que ce serait bien que je rencontre Desinge pour causer. J'étais perplexe sur le sens de tout ça, trop fauché pour aller à Paris, pas vraiment désireux de continuer à dessiner ce genre de conneries. Je reçus un billet de train par la poste et me retrouvai dans un resto du quartier de Montparnasse à causer de tout ça. Le canard aux myrtilles était bien, la garniture riche. Ça m'a un peu endormi. Je me disais connement que je pouvais bien faire trois pingouins et que j'aurais pu placer des planches moins légères. Ah ah. Bon.

Comme ça tombait à un moment où de toute façon ma propre famille éditoriale me crachait à la gueule, que les Requins Marteaux venaient juste de me demander de ne même plus leur envoyer de manuscrits, que je trimballais trois livres finis dont personne ne voulait (dont le Betty qui nous a réunis toi et moi), à ce moment-là, je me foutais à peu près complètement de tout et je m'apprêtais surtout à arrêter de faire des bandes dessinées. Alors pourquoi pas bricoler pour l'Écho ou n'importe quelle autre crèmerie ? Bon, quelques mois après, l'Écho mourait (j'ai l'habitude d'entraîner un certain nombre d'éditeurs dans ma chute, tu es prévenu), ce qui acheva notre collaboration. Du coup, j'ai d'autres planches finies, avec d'autres bestioles ; ce n'était pas censé constituer une série autour des pingouins, mais plus généralement une série animalière écologiste. Enfin… écologiste pour lecteurs de l'Écho… Ce serait un peu comme une série marxiste pour lecteur de Aaarg!.

Pingouins, par L.L. de Mars

Pourquoi appelles-tu ces bestioles des pingouins alors que ce sont des manchots ?

L.L. de M. : Ce sont des minchouins.

Alexis Kauffmann explique dans sa préface comment tes Pingouins ont été réutilisés par le réseau framasoft. Quels sont tes liens avec la communauté libriste ? Continues-tu à placer tes travaux sous licence copyleft ?

L.L. de M. : je suis lié à la communauté libriste depuis les balbutiements de la L.A.L (la License Art Libre) ; je débarque environ un an après la création de Copyleft Attitude et rencontre Antoine Moreau et les autres oiseaux. Le plus simple, pour comprendre ces liens et pourquoi je continue, régulièrement, à mettre mon travail sous Copyleft, est encore de regarder la video de cette conférence aux Rencontres mondiales du Logiciel Libre de Bruxelles. J'y dis quelques conneries, sans aucun doute, mais peut-être pas seulement.

Pingouins, par L.L. de Mars

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