Cette quête bizarre et sans fin

En 2019, l'univers d'Alexandre Kha est plus que jamais en expansion : de retour en mai dernier avec Le sortilège de la femme-automate, troisième tome d'une série de contes fantastiques initiée par Les monstres aux pieds d'argile et Les nuits rouges du théâtre d'épouvante, l'auteur stéphanois fait également paraître Le théorème funeste, retraçant l'histoire du théorème de Fermat, mais aussi Les chroniques d'Oneiros (illustrations pour un texte d'Édouard K Dive, chez le micro-éditeur L'atelier 15) ainsi que plusieurs reportages dessinés pour la revue Topo.

Entretien réalisé par e-mail entre mai et septembre 2019.

Le sortilège de la femme-automate, par Alexandre Kha

Tanibis : Depuis quand dessines-tu ?

Alexandre Kha : Depuis que je sais tenir un crayon. La plupart des enfants abandonnent la pratique du dessin assez vite. Je fais partie de ceux qui poursuivent cette quête bizarre et sans fin.

Tanibis : Qu'est-ce qui t'a amené à raconter des histoires en bande dessinée ?

Kha : Autant que je m’en souvienne, c’est la bande dessinée qui s’est présentée à moi – et non l’inverse. Des cousins plus âgés m’avaient légué des magazines de BD. Ils s’en étaient probablement servis pour se battre entre eux car les pages étaient dans un état lamentable. Elles se détachaient, les récits étaient lacunaires et dispersés mais j’aimais bien reconstituer la carte de cette géographie narrative. Dans le journal de Spirou, j’avais une prédilection pour Maurice Tillieux. Il y avait chez lui un ton un peu décalé, il dilatait des scènes muettes, créait des atmosphères et des personnages singuliers… Il y avait aussi quelques numéros de Strange. Des histoires de Spiderman, signés Stan Lee et Steve Ditko, avec les expériences du docteur Connors qui se métamorphosait en lézard et se maudissait de ne plus rien contrôler. Bref, j’étais contaminé. Ces revues déchirées constituaient mon seul trésor. Je ne l’aurais partagé pour rien au monde. Donc à dix ans, j’ai pris mes crayons pour explorer à ma façon ce territoire, car la bande dessinée était un monde à parcourir avant tout (et peut-être aussi pourquoi, aujourd’hui encore, mes personnages sont d’infatigables marcheurs). Puis j’ai tout arrêté à l’adolescence. Je préférais lire des romans et voir des films. Bien plus tard, au début des années 2000, j’ai découvert une bande dessinée au style minimaliste, une porte ouverte sur un nouvel horizon : Les sept vies du dévoreur d’ombres de Jean-Pierre Duffour. Ce fut un déclic. J’ai ressorti mes crayons.

Souvenirs de poche, par Alexandre Kha

Tanibis : Es-tu autodidacte ?

Kha : Oui, je n’ai jamais reçu le moindre enseignement artistique. Se former en regardant ce que font les autres est peut-être la meilleure école. J’ai d’ailleurs une approche assez composite du dessin. Mais j’ai eu peu l’occasion d’échanger avec d’autres dessinateurs et le monde de la BD me semble parfois aussi éloigné que la planète Altaïr IV.

Tanibis : Quel a été le point de départ du Sortilège de la femme-automate ? T'es-tu inspiré d'œuvres cinématographiques ou littéraires ?

Kha : Le point de départ est l’histoire vraie du Turc mécanique, un automate qui jouait aux échecs, exposé en public. C’était une supercherie : un vrai joueur était dissimulé à l’intérieur. Le mystère fut longtemps préservé. Des écrivains comme Edgar Poe ou Ambrose Bierce émettaient des hypothèses en laissant courir leur imagination. Pour étoffer les personnages, j’ai pensé au Coppélia d’Hoffmann et au Maître Zacharius de Jules Verne.

Le sortilège de la femme-automate, par Alexandre Kha

Tanibis : Le thème de « l'homme-machine » fascine depuis longtemps mais il est particulièrement d'actualité, notamment avec les débats suscités par les mouvements transhumanistes. En racontant l'histoire d'une femme-automate, souhaites-tu amener le lecteur à y réfléchir ?

Kha : Pas particulièrement. Mes livres sont à l’image des vieilles séries TV. Je cherche avant tout à distraire le lecteur. Une question se pose tout de même dans le livre : des machines intelligentes et sophistiquées, bénéficiant de nos expériences, seront-elles un jour plus performantes que nous ? Il n’est pas impossible d’imaginer qu’elles joueront un rôle important et rejoindront l’humain sur bien des registres, y compris celui de l’imagination et de l’émotion. Notre civilisation est périssable. Et nous inventons peut-être ces machines autant pour accomplir les tâches domestiques à notre place que pour assurer notre descendance.

Le sortilège de la femme-automate, par Alexandre Kha

Tanibis : Parmi les personnages secondaires, l’homme-iguane ressemble à Iggy Pop. Et son comparse, l’homme-caméléon, pourrait bien être David Bowie. Comment sont-ils devenus des personnages ?

Kha : Un article sur leur escapade berlinoise dans les années 1970 m’a inspiré la scène de la balade avec la femme-automate. Cela n’allait pas plus loin. Malgré une référence discrète à la chanson The Passenger, mon homme-iguane reste éloigné du vrai Iggy Pop.

Tanibis : Comment t’est venue l’idée de traiter les séquences où le présentateur raconte le passé d’Olympia en ombres chinoises ?

Kha : Il me paraissait important d’évoquer les multiples vies de cette automate vieille de deux siècles. Plutôt qu’un traitement conventionnel en flash-backs, l’idée de raconter son histoire sous la forme d’un spectacle me parut plus originale et plus logique, surtout dans une foire aux Freaks où tout est mis en scène. Et les ombres chinoises était une manière plus élégante, plus épurée de transmettre ces informations tout en suggérant ce lointain passé.

Tanibis : Dans la plupart de tes livres, le cadre géographique de tes intrigues, mais aussi leur époque, sont difficiles à déterminer. Est-ce pour renforcer la sensation d'irréalité qui se dégage des albums ?

Kha : Ce n’était pas conscient au départ, et plutôt le résultat d’une absence de rigueur, mais il y a effectivement un mélange hétéroclite. Assez vite, cette impression d’incertitude m’a paru intéressante. Je suppose que j’ai essayé d’en tirer parti pour souligner l’aspect onirique des histoires. Dans les rêves, on passe facilement d’un décor à l’autre. Tout s'enchevêtre sans logique apparente, avec des sensations plus évocatrices que dans la réalité. Par ailleurs, certains de mes décors existent. Et mes personnages peuvent, en quelques pages, quitter le cimetière du Père-Lachaise à Paris pour se rendre dans une rue portuaire de Baltimore après avoir emprunté le tramway qui longe le bord de mer à Ostende.

Le sortilège de la femme-automate, par Alexandre Kha

Tanibis : Dans Les nuits rouges du théâtre d’épouvante, le théâtre s’inspire de celui du Grand-Guignol qui se situait rue Chaptal à Paris. Pourquoi l’avoir délocalisé ?

Kha : Pour moi, le grand-guignol est un genre avant tout. L’impasse Chaptal aurait pu convenir en accentuant son aspect coupe-gorge mais j'avais une préférence pour un théâtre au sommet d'une falaise : l’isolement du lieu me semblait propice à la création d’un monde fantastique résolument à part.

Tanibis : La violence artificielle et démonstrative mise en scène sur les planches du théâtre d’épouvante ne dissimulerait-elle pas une tension plus glaçante entre les acteurs de la troupe, comme une sorte de vaudeville tragique et gothique ?

Kha : Cette violence artificielle sur la scène du théâtre est très grand-guignolesque, justement, voire un peu ridicule. En un sens, oui, elle cache la tension qui se trame en coulisses. Parfois, elle s'en fait l'écho. Ce glissement de la fiction vers une réalité toute aussi tragique est un des thèmes du livre.

Les nuits rouges du théâtre d'épouvante, par Alexandre Kha

Tanibis : Les nuits rouges du théâtre d’épouvante appartient à un genre très codifié. Parmi les figures qui l’incarnent et qui auraient pu t'influencer, on songe à Tim Burton, Edward Gorey, Roger Corman ou encore aux comics Tales from the crypt

Kha : Tim Burton, non. Edward Gorey davantage, il a influencé beaucoup de monde d’ailleurs, à commencer par Tim Burton. Sinon, je ne connais pas vraiment les comics Tales from the crypt. Mes références étaient plus théâtrales, avec le répertoire du grand-guignol. Et cinématographiques, avec les films de Roger Corman, bien sûr, mais aussi de Jean Rollin, Dario Argento et Jean Marbœuf. Il y avait aussi un film très étrange, Carnival of souls d'Herk Harvey.

Les nuits rouges du théâtre d'épouvante, par Alexandre Kha

Tanibis : Tes personnages sont souvent des marginaux. Leur monstruosité ou leur mode de vie les réunit parfois. D'où te vient cette fascination pour la marginalité ?

Kha : Sans doute la part de l’inconnu qu’il y a en chacun de nous. C’est une porte ouverte sur la découverte. Les marginaux sont des catalyseurs. Ils sont aussi plus intrigants, plus captivants. Quant à la monstruosité, chez moi, c'est assez irréel. La difformité physique pour elle-même ne m'intéresse pas. Dans l'ensemble, beaucoup de mes personnages sont des archétypes. Ce sont des figures littéraires avec des caractéristiques très marquées. Je ne suis pas sûr qu'on rencontre beaucoup d'épouvantails ou d'hommes sans tête dans la vie. J'aime bien qu'un personnage soit l'incarnation d'une idée. Ainsi l'épouvantail représente la peur, le loup-garou l'instinct bestial, etc. Quitte à prolonger cette idée par un détail graphique.

Tanibis : Peux-tu nous en dire plus au sujet de ton utilisation particulière de la bichromie pour les trois livres ?

Kha : Les monstres aux pieds d'argile bénéficie d’une ambiance vert néon liée au décor urbain où déambulent les personnages. Les nuits rouges du théâtre d'épouvante est évidemment rouge pour évoquer la violence et l’effroi. Et là, j’avais des partis pris. Pour les scènes de représentations théâtrales, par exemple, les cases sont entièrement rouges à cause des ampoules peintes avec cette couleur pour accentuer l’atmosphère agressive, ce qui était vraiment le cas au Grand-Guignol. J’utilisais aussi quelques effets inversés pour mettre en valeur l'aspect onirique : le sang n'est pas rouge mais noir et le ciel nocturne, au contraire, n’est pas noir mais rouge. Pour Le sortilège de la femme-automate, j’ai choisi une teinte bleu-grise, un peu métallisée, généralement associée à la robotique. Pas très original mais cette demi-teinte assez douce me paraissait convenir aux dérives rêveuses des personnages.

Les monstres aux pieds d'argile, par Alexandre Kha

Tanibis : Tu as fait trois livres d’images légendées. Peux-tu nous dire en quoi ce travail diffère-t-il de tes travaux de bandes dessinées ?

Kha : La narration y est plus essentielle et plus allusive à la fois. C’est une approche apparemment plus littéraire qu’en bande dessinée mais, de toute façon, je considère la bande dessinée plus proche de la littérature que du cinéma ou des arts picturaux. J’aimerais faire davantage de livres d’images légendées. C’est un genre peu courant malgré de très bons exemples comme La véridique histoire des compteurs à air de Cardon ou Marcellin Caillou de Sempé.

Tanibis : Tu utilises des techniques de dessin très variées. Sont-elles imposées par chaque projet ou est-ce juste un besoin de se renouveler ?

Kha : Chaque projet détermine son propre style de dessin. Pour L'attrapeur d'images, il était en aquarelle et en noir et blanc pour mettre en valeur l’éclairage et ressembler à de vieilles photos. Aujourd’hui, je privilégie le feutre pour des questions de rapidité. Le travail sur ordinateur se limite à la couleur. J’ai besoin du contact avec le papier. J’aime les aspérités d’un trait, les petits effets de tremblement. Même si le trait semble propre, il ne l’est jamais tout à fait. Comme dans la vie où rien n'est parfaitement net.

L'attrapeur d'images, par Alexandre Kha

Tanibis : Nous venons de sortir un petit album intitulé Le théorème funeste. Peux-tu nous parler de sa genèse ?

Kha : Au départ, il s’agissait d’une courte histoire publiée dans la revue Rhinocéros contre éléphant. Malgré mon ignorance en mathématiques, j’avais conservé un article sur la démonstration de ce théorème qui était resté un mystère durant des siècles et qui était une vraie aventure. Puisqu’il me restait des choses à raconter, j’ai eu l’idée de publier cette histoire sous la forme d’un livret augmenté de quelques pages. Son tirage était très limité mais il a suscité un certain intérêt. Après la quatrième édition, nous avons décidé d’en faire un vrai livre.

Le théorème funeste, par Alexandre Kha

Tanibis : Le thème des mathématiques pourrait sembler a priori éloigné de ton univers. Qu’est-ce qui t’a intéressé dans l’histoire du théorème de Fermat ?

Kha : L’incroyable aventure intellectuelle et humaine qui s’est déroulée sur quatre siècles. Et le champ infini des mathématiques, domaine de logique pure où l’imagination joue malgré tout un rôle pour édifier des structures mentales. Car les mathématiques se retrouvent partout. Enfin, il y a aussi l’idée que les recherches d’Andrew Wiles sur le théorème de Fermat étaient pour lui un rêve d’enfant.

Tanibis : Parallèlement à tes contes fantastiques, tu réalises des reportages dessinés pour la revue Topo. Cela doit être une façon très différente pour toi d’aborder la BD ?

Kha : Pas tant que ça, finalement. Chez moi, le fantastique et le réel sont liés. Dans mes histoires imaginaires, il y a souvent une partie documentaire. Les récits des Monstres aux pieds d’argile sont construits comme des témoignages. Inversement, la réalité est parfois étrange. Par exemple, ma BD reportage sur la langue des signes : en racontant ce qui nous détermine à travers le langage, elle décrit l’univers d’enfants sourds qui peut sembler insolite à bien des égards pour le lecteur entendant.

La langue des signes, par Alexandre Kha

Tanibis : D’ailleurs, on peut se demander à quel point les thématiques sociétales peuvent nourrir ton travail. Dans Le sortilège de la femme-automate, les médias évoquent une population effrayée par la présence de monstres en périphérie. Cela rappelle un certain discours anxiogène sur le phénomène des migrants…

Kha : Les migrants ne sont évidemment pas monstrueux mais les circonstances le sont. Pour la scène en question, ce n’était pas intentionnel. Peut-être la phobie ambiante m’a-t-elle influencée. La réalité est plus forte que l’imagination. Surtout quand la réalité dépasse l’entendement et crée des situations insensées.

Tanibis : Certains de tes travaux déjà publiés sont disponibles sur internet. C’est assez rare chez les auteurs de BD…

Kha : La mise en libre accès sur internet n’est pas un problème pour moi. L'attrapeur d'images est téléchargeable sur le site de Tanibis1 depuis longtemps et le livre a continué à se vendre jusqu’au dernier exemplaire. Il sera peut-être réimprimé un jour mais, en attendant, il peut continuer à être lu, même sous un autre support. À long terme, de manière générale, un fichier PDF de bonne qualité est toujours intéressant pour l’archive. Il faut bien être conscient que la plupart des ouvrages ne seront jamais réédités.

L'attrapeur d'images, par Alexandre Kha

Tanibis : Parallèlement à tes albums, tu mènes des projets de microédition avec l'Atelier 15. Cette alternance te permet-elle de te ressourcer ?

Kha : Oui, c'est une façon de retourner à des choses plus essentielles avec des récits expérimentaux. Petits tirages, public confidentiel : ce sont des bouteilles jetées à la mer. Dans mes albums, le dessin est assujetti à l’histoire, c’est très maîtrisé. Avec mes petites publications artisanales, j’aimerais au contraire affranchir mon dessin des contraintes du récit, qu’il soit comme un chien fou qui se libère de ses chaînes.

Tanibis : Quels sont tes projets ?

Kha : Un roman graphique sur le thème de Faust. J’ai beaucoup d’histoires qui dorment sur mes étagères mais c’est long à dessiner. J’aimerais consacrer plus de temps à la bande dessinée. C’est impossible pour des raisons tristement économiques. Et je sais déjà que je ne réaliserai pas un dixième de mes projets.

Le sortilège de la femme-automate, par Alexandre Kha

Notes