Sylvie Fontaine évoque Sous le manteau dans un entretien réalisé par Morgane Aubert pour le site ActuaBD
Catégorie : Entretiens
Flood! — Entretien avec Eric Drooker
dimanche 25 octobre 2009
Dans une dizaine de jour, Flood! Un roman graphique sera disponible dans toutes les bonnes librairies. Pour patienter, voici quelques propos extraits de l'entretien avec Eric Drooker réalisé en 2003 par Chris Lanier pour le n°253 du Comics Journal. Cet entretien a été repris en 2007 dans la 3e édition de Flood! aux États-Unis (éditions Dark Horse).
L'intégralité de cet entretien peut être lue en anglais sur le site d'Eric Drooker et en français dans l'ouvrage Subversion : l'art insoumis d'Eric Drooker (L'échappée, 2007).
CHRIS LANIER : Flood! était-il ton premier long récit ?
ERIC DROOKER : C'était la première fois que je tentais d'« écrire » un roman en images complet. J'avais déjà dessiné un certain nombre de récits courts, certains avec du texte, d'autre sans. Je voulais voir comment donner une dimension épique à une histoire que je raconterais de façon silencieuse, sans recourir aux mots. Flood! est en partie autobiographique : un homme habitant avec son chat, à New York, dans les derniers jours du XXe siècle.
C.L. : N'oublions pas le chat, il joue un rôle important à la fin du livre.
E.D. : [Rires] J'avais un chat noir qui s'appelait George, il me tenait compagnie pendant que je dessinais le dernier chapitre. Il a fini par devenir le héros de l'histoire. Les trois chapitres du livre ont été créés pendant trois périodes distinctes de ma vie, s'étalant sur plus de sept ans. Lorsque j'ai commencé le premier chapitre Home, j'avais un peu plus de la vingtaine et je l'envisageais comme un récit unique. Je ne me doutais absolument pas que cela deviendrait le premier chapitre d'une saga plus longue.
C.L. : A l'origine, où Home avait-il été publié ?
E.D. : Je l'avais auto-édité sous la forme d'un fascicule au format poche, plié et agrafé à la main, dans une édition de 500 exemplaires. Je les ai amenés dans plusieurs librairies du Lower Manhattan, elles les prenaient en dépôt. Trois ans plus tard, j'ai auto-édité une autre histoire sans parole, L, à mille exemplaires — toujours sans savoir qu'elle constituerait un chapitre d'un livre plus long (Heavy Metal et World War 3 Illustrated ont publié ces chapitres au fur et à mesure).
C.L. : Le dessin est réalisé en carte à gratter, c'est bien ça ?
E.D. : Oui, en carte à gratter, une technique qui ressemble à la gravure sur bois. C'est un procédé soustractif : l'encre est présente à la base, et je la retire en grattant avec une lame de rasoir.
C.L. : Quand Flood! a été publié pour la première fois en 1992, il n'y avait rien qui ressemblait à cela à l'époque. Le concept de « roman graphique » n'avait pas encore vraiment décollé en librairies ; et le fait qu'il n'y avait pas de texte, que c'était purement graphique, le rendait d'autant plus singulier.
E.D. : Le terme « roman graphique » a mis quelques années de plus à s'imposer. Les libraires ne savaient pas où mettre Flood!. Certains le plaçaient au rayon art, d'autre en humour, ou encore avec la culture populaire. Parfois, il se retrouvait soldé au rayon science-fiction… au même moment, Barnes & Nobles le plaçait dans la section Psychologie !
C.L. : [Rires] Eh bien, il doit bien y avoir une raison à cela. Pendant la séquence onirique du second chapitre, on jurerait que tu te débats avec les archétypes de l'imagerie jungienne…
E.D. : J'ai rêvé ce chapitre à Amsterdam, où j'habitais sur une péniche avec mon amie hollandaise. Une nuit, je fouillais dans le bateau, et je suis tombé sur un vieil exemplaire de L'Homme et ses symboles, de Carl Jung. Je l'ai lu d'une traite. J'ai alors réalisé que, puisque je n'utilisais pas de mots, il était important pour moi de développer une compréhension plus profonde du langage des symboles.
C.L. : Pourrais-tu développer un petit peu le symbolisme du métro dans ce chapitre ?
E.D. : Pour moi, le métro représente l'état inconscient de la population, qui court dans ces tunnels souterrains, allant toujours plus vite…
C.L. : Et la signification du titre, L ?
E.D. : La ligne « L » passe sous la 14ème rue, la rue où j'ai grandi. C'est une ligne de métro assez étrange, parce qu'elle passe en-dessous des autres trains, ses voies se trouvent à un niveau plus profond. Et puis, toutes les lignes de Manhattan sont orientées Nord-Sud, alors que la ligne L est orientée Est-Ouest. C'est aussi la ligne la plus dangereuse… avec le plus haut taux de criminalité du réseau.
C.L. : À quel point ce livre est-il autobiographique ?
E.D. : Mon expérience personnelle était le point de départ. Je venais de travailler un moment à la chaîne, dans une usine, et ma tête en vibrait encore. Dans le premier chapitre, Home, il est donc question d'un ouvrier qui se rend un jour à son usine, et qui trouve porte close. Dans le second chapitre, L, le protagoniste commence vraiment à me ressembler. Quand, dans le dernier chapitre, il remonte du métro et s'assoit à sa table à dessin, il devient évident que c'est l'artiste lui-même. Le premier roman d'un auteur est souvent autobiographique, car quoi, que connaît-il, à part sa propre expérience ?
C.L. : Qui est cette femme aux pieds nus que nous voyons vers la fin de Flood!, prêchant la foule en silence ?
E.D. : Elle vous rappelle quelqu'un, n'est-ce pas ?
C.L. : Oui… Je me demandais s'il s'agissait d'un lien délibéré avec l'héroïne de Blood Song.
E.D. : [Rires] Bien sûr, elle est un petit peu plus jeune dans Blood Song, elle venait juste d'arriver dans la grande ville. Quand elle apparaît dans Flood!, elle est plus vieille, plus coriace.
C.L. : Il y a beaucoup de réalisme social dans Flood!, en particulier dans le tout premier chapitre, Home.
E.D. : Home est l’histoire d’un homme qui perd tout : d’abord son travail, ensuite sa maitresse, et finalement… son habitat. Ce thème tragique provient de mes expériences dans le Lower East Side. Tous les soirs, je devais littéralement enjamber des gens pour entrer dans mon appartement. Après que Ronald Reagan a été élu président en 1980, une forte vague de sans-abris s’est déversée dans les rues des villes, à une échelle jamais vue depuis la grande dépression des années 30. C’est à cette époque que Lynd Ward était actif. Il a publié son premier livre, God’s Man, en 1929, la semaine même du crack boursier. Étonnamment, le livre s’est extrêmement bien vendu.
C.L. : Donc c’était ta principale motivation — de retranscrire ce que tu voyais, le climat social qui régnait autour de toi — de la même façon que ces autres artistes avaient par le passé délivré leurs propres enregistrements de leurs époques ?
E.D. : En partie, oui… J’étais guidé par ma réaction émotionnelle aux mutations du paysage urbain. J’étais aussi à la recherche d’une « voix » artistique, de mon propre vocabulaire. J’avais étudié les expressionnistes allemands, en particulier Kollwitz, Nolde et Grosz qui avaient influencé ma façon de rendre les formes. J’utilisais beaucoup la distorsion et l’exagération pour montrer les bouleversements internes des personnages… le tout mélangé avec une dose de Dr. Seuss et de R. Crumb, deux brillantes influences que je n’aurais pas pu éviter même si je l’avais voulu.
Critique et journaliste américain, les écrits de Chris Lanier peuvent être lus dans The San Francisco Chronicle, Salon Magazine, ou encore The Comics Journal. Également auteur de bande dessinée et artiste multimédia, un aperçu de ses travaux est présenté sur son site personnel.
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