Mauretania – Une traversée, par Chris Reynolds

« Chris Reynolds est l'auteur le plus sous-estimé des vingt dernières années. » Ainsi débutait le texte de Seth, paru en 2005 dans le Comics Journal. Je pourrais sans doute, aujourd'hui, prolonger et écrire : « Chris Reynolds est l'auteur le plus sous-estimé des trente-cinq dernières années. », si je croyais encore aux vertus de l'estime publique et à la réalité d'un temps objectif. Mais les bandes dessinées de Chris Reynolds, comme il en va des œuvres qui comptent, m'ont incité à penser et vivre autrement.

En 2005, je ne connaissais encore rien du travail de Reynolds, et les pages présentées en regard du texte de Seth, des damiers de neuf cases d'un noir et blanc intransigeant, aimantaient l’œil. S'y mariaient, d'un même geste incongru sinon impossible, une figuration naïve, désarmante, et une manière d'abstraction indécise. Quelque chose d'à la fois très doux et très déstabilisant, comme une invite.

Après avoir autopublié en Angleterre, entre 1985 et 1992, une série de fascicules agrafés intitulée Mauretania, Reynolds diffusait alors, par le biais d'un site d'impression à la demande, trois albums compilant une bonne partie de ces pages. Je les commandai. Un long récit — une incongruité chez un auteur habitué des formes courtes — intitulé lui aussi Mauretania, paru chez Penguin Books en 1990, était épuisé. Je le trouvai d'occasion.

Au même titre que ces objets, de facture pauvre et diffusés à la frange du marché, la discrétion est au cœur du travail de Chris Reynolds, au cœur d'une pratique que l'on devine patiente, au cœur des pages de bandes dessinées qu'elle produit. Cette discrétion, en rien alimentée par la modestie ou la timidité, est la proposition en acte d'une éthique de la disparition, d'une éthique du disparaître (insistons à en faire un acte et non une finalité).

Disparaître — en tant que rien ne disparaît jamais sans faire-retour. C'est ainsi que Chris Reynolds relate le mouvement double, pendulaire, de la mémoire et du corps, et de ce que chacun réserve de l'autre. Ce mouvement est celui du dessin, celui de la main pariétale qui s'appose sur une paroi, et puis s'en retire, laissant ainsi double trace, conjointe, trace d'elle-même et de sa disparition. Ce mouvement est aussi celui de la parole.

Et c'est aussi pourquoi Reynolds raconte des histoires, cet autre faire-retour, en développant depuis plus de trente ans une suite infinie de récits, aux personnages le plus souvent récurrents. Ces récits sont autant de machines fictionnelles, vraies-fausses pistes pourvoyeuses de chemins de traverse, raccourcis, cul-de-sacs, carrefours et déviations impromptues. En ces jeux d'orientation et désorientation sensibles, la fiction irrésistiblement dévie, se teinte des potentialités du récit autobiographique et de la relation onirique. Création du soi, expression des songes, deux modalités anciennes et puissantes de la voix et du devenir, agressivement corrompues par la modernité marchande et les illusions subjectives. Reynolds, déterminé à préserver et user de leurs puissances poétiques, les effleure par la bande, comme l'air de rien — repli de l'esprit et du corps, stratégie de la discrétion.

Chez Reynolds, la représentation, ce faire-retour du mot et de l'image, joue souvent d'effets de réduction, pour faire affleurer ce qu'elle dissimule ailleurs. La simplicité du vocabulaire, sans faire s'effondrer le discours, dévoile l'abîme pré-lingual (à la fois silence et cri) qui le sous-tend. Et c'est furtivement que les marqueurs temporels quêtent la disjonction mentale, irrémédiable, qui rejetant la cadence horlogère et l'asservissement causal, redonnerait enfin un pluriel au temps. Autant d'espaces, sensibles et subversifs, que découvre la langue de Reynolds, et dont le dessin, en son geste connexe, relève à-même les figures la carte abstraite, décèle l'extension figurale, ouvrant ainsi les possibles sensoriels à partir desquels la pensée peut délirer en douce.

La production, aussi parcellaire que pléthorique, de Chris Reynolds s'étale sur plus de trois décennies et laisse à chacun le soin d'emprunter son propre parcours. L'anthologie parue chez NYRC en 2018 en proposait un. Le recueil Mauretania – Une traversée, qui paraît le 19 juin chez Tanibis, et dont j'ai assuré la traduction, en emprunte un autre, sensiblement différent.

Chaque abord de Reynolds est un faire-retour spécifique, le tout premier compris.

Jérôme LeGlatin

 

Une première version de ce texte a été publiée en 2019 dans le no 8 de la revue Nicole. L'évocation par Seth des Mauretania Comics dans le Comics Journal peut être lue sur le site de Chris Reynolds.